J’ai écrit le texte qui suit pour des amis habitant Saint-Louis, environ un mois avant les émeutes de Ferguson, et il devait figurer dans un recueil de souvenirs, de poèmes, etc., à propos des réactions concernant l’affaire Trayvon Martin, à Saint-Louis. Ce recueil a été mis de côté puisque les événements actuels à Ferguson ont finalement été bien au-delà de ce qui s’est produit l’année dernière à Saint-Louis.
14 juillet 2013 :
La prise de la Bastille
Quand George Zimmerman, le tueur de Trayvon Martin, fut déclaré non coupable je m’attendais à ce qu’il y ait des émeutes comme il y en eu en 1992 après que les flics, qui avaient été filmés en train de battre Rodney King, furent relâchés. Mais l’époque actuelle est très différente et Barack Obama a joué finement en exprimant sa compréhension pour la colère éprouvée par ceux qui étaient choqués par le résultat du procès, de la même façon qu’il a su bien calmer la colère des Noirs après le meurtre en déclarant quelque chose comme : « Trayvon Martin aurait pu être mon fils, ça aurait pu être moi il y a 35 ans. » Ce que, bien entendu, aucun Président blanc n’aurait pu même envisager de faire (et c’est d’ailleurs pourquoi des secteurs significatifs du capital américain ont favorisé son élection). Quasiment rien n’arriva le lendemain du jour où George Zimmerman fut disculpé, et je ne prévoyais rien de particulier mais, heureusement, de la colère s’exprima. Pas d’émeutes massives, mais tout le monde ne resta pas pour autant à la maison.
Nous sommes allés à ce que je supposais être le tribunal de la ville, devant lequel il y avait une petite manifestation (250 personnes au départ, peut-être un peu plus ensuite). Des discours étaient prononcés en direction des manifestants depuis les marches du tribunal. Chacun pouvait s’exprimer au micro s’il le voulait (apparemment, dans le passé, cela avait rarement été le cas ici). Les orateurs étaient presque exclusivement noirs. Ils parlèrent comme à un meeting évangéliste – et beaucoup de personnes dans la foule répondaient comme si elles criaient : « Amen. » Cela m’est apparu comme une mise en spectacle, plutôt que de la colère authentiquement exprimée ou ressentie, qui n’éclatait pas de façon spontanée, mais en fonction d’un rôle que les gens endossent, aux États-Unis de façon presque habituelle, comme s’ils avaient été éduqués avec Jeremy Kyle ou Oprah Winfrey et qu’ils pensaient que c’était des attitudes « naturelles ». Quoi qu’il en soit, cette intériorisation des formes « correctes » de comportement en société semble plus grossière que les plus subtils jeux de rôles que l’on peut endosser en France (ou je vis) ou au Royaume-Uni (d’où je viens). Mais peut-être, des personnes extérieures aux cultures françaises et britanniques, moins immergés que moi dans celles-ci, trouveraient que ces comportements ne sonnent pas plus faux. Personnellement, en tant que Blanc, vu mon accent britannique et arrivé depuis peu aux États-Unis, je ne me sentais pas suffisamment en confiance pour m’exprimer. D’autant plus que ce que j’aurais essayé de dire aurait été quelque peu plus incendiaire et provocateur que les discours standards à propos de la démocratie et de la possibilité de changer les choses en changeant de personnel gouvernemental.
Il y avait là deux adolescentes noires qui portait un carton à l’effigie grandeur nature d’Obama, le représentant avec un paquet de Skittles à la main (ce que Trayon Martin allait acheter quand il a été tué). Je me suis approché d’elles en leur disant qu’Obama ne valait pas mieux que George Bush, qu’il était un meurtrier de masse comme tout les leaders capitalistes. Elles me répondirent que j’étais « totalement négatif », la réponse standard utilisée pour éviter de répondre sur le fond à ce qu’on vous dit. Comme si on pouvait être autre chose que totalement négatif vis-à-vis vis de quelqu’un qu’on appelle un meurtrier de masse… Un peu plus tard, alors que la manifestation se déplaçait vers le centre-ville, un homme noir bien plus âgé que les adolescentes est venu me dire qu’il était d’accord avec ce que j’avais avancé à propos du capitalisme et nous avons discuté quelques minutes, ce qui m’a amené à me sentir un peu mieux par rapport à la situation générale. Les manifestants chantaient : « No justice – no peace [pas de paix sans justice] » (certains enchaînant avec « Fuck the police »). Et je dis à deux femmes que, malheureusement, nous n’avions pas de justice mais par contre trop de paix. Cela les fit rire. Et, soudainement, une partie des manifestants (environ une centaine) partirent en courant et je les suivis, en m’assurant de rester vers ma fille (âgé de 19 ans à ce moment-là). Quelqu’un s’était fait arrêter, les flics avaient sortis leurs matraques mais, visiblement, ils avaient pour consigne de tenter de calmer la réaction provoquée par le verdict et ils n’étaient pas ouvertement très agressifs. Quelqu’un a tagué : « Fuck the police » à l’arrière d’un bus pendant que les gens couraient dans tous les sens. Ensuite, soudainement, une très forte averse est tombée. En cinq secondes nous étions trempés comme si nous étions tombés dans une piscine avec nos vêtements. Les flics et les journalistes disparurent avec la pluie (nous savons, grâce au magicien d’Oz, ce qui arrive quand un sorcier maléfique est trempé !).
Il pleuvait donc à verse et nous nous dirigeons bruyamment vers ce que je pensais être le tribunal de la ville. J’entrais le premier dans le petit vestibule en frappant bruyamment une poêle. Les autres semblaient un peu hésitants, comme si j’avais franchi une sorte de barrière invisible que tout le monde, normalement, respectait. Il faut dire qu’il s’agissait du vestibule d’une prison et non pas simplement du tribunal comme je le supposais. Comme le dit l’expression : « Les fous se précipitent là ou les anges craignent de pénétrer. » Le bruit que nous faisions était assourdissant et il semblait résonner au-delà des portes de verre que nous ne franchissions pas. Je proposais d’aller plus loin que le vestibule. Les fous se précipitent là ou les anges craignent de pénétrer et insistent pour que les autres les suivent. L’ignorance est une bénédiction. Un type masqué (Zorro ? Le Ranger solitaire ? Billy le Kid ?) entra en courant et lança un paillasson, la seule chose que l’on pouvait bouger dans la pièce. Quand il revint un peu plus tard, il jeta des fleurs qu’il venait de ramasser à l’extérieur de la prison et une dame noire s’en émut : « C’est censé être une manifestation pacifique – la famille de Trayvon Martin a insisté sur le fait que cela devait être pacifique. » Quelle triste et folle époque que celle d’aujourd’hui : le fait de jeter des fleurs est déjà considéré comme n’étant pas suffisamment pacifique…
« Les fous se précipitent là ou les anges craignent de pénétrer
Au lieu de faire la guerre, les anges préfèrent se masturber. »
Nous nous sommes ensuite retirés de la prison, poussés vers la sortie par des gardes armés. Quelques minutes plus tard, le tribunal était entouré de flics anti-émeutes lourdement équipés et prêts à faire usage de leurs matraques, et les caméras de télévision réapparurent pour la première fois depuis l’averse. Nous sommes repartis vers nos voitures puis, ensuite, nous nous sommes rendus à la fête d’anniversaire d’une amie de mes amis. Elle était née le 14 juillet, date célèbre en France comme étant celle de la prise de la Bastille en 1789, et qui était aussi appropriée pour aujourd’hui puisque nous avions nous aussi « pris » une « Bastille » [la Bastille était justement une prison]. Enfin… juste le vestibule… mais tout de même ça sonnait bien ! NOUS AVONS PRIS LA PRISON DE LA VILLE !!! – LE JOUR DE LA PRISE DE LA BASTILLE !!!!!
Ce n’était pas quelque chose d’extraordinaire bien sûr – mais c’était une bonne chose parce qu’elle a fait du bien à ceux qui l’ont réalisée. Quelque chose de bien plus considérable serait nécessaire, et même cela ne serait pas encore suffisant. Le jour où de tels incidents se compteront à la douzaine tous les jours est encore loin devant nous – peut-être tellement loin que je ne serais plus en vie pour le voir.
Mais sait-on jamais ? Peut-être cela arrivera bien avant que vous ou moi ne le pensons. Mon optimiste ainsi que la perception de la profonde colère se répercutant de plus en plus presque partout, me font penser que cela puisse arriver plus tôt, beaucoup plus tôt que je n’ose l’espérer. Mais, quoi qu’il en soit, cela ne dépendra pas que de nous. Néanmoins, nous pouvons certainement peser sur le cours des choses. Et nous devrions nous fixer pour objectif d’exercer autant qu’on le souhaite une influence sur nous-mêmes et sur les autres, et avoir le sentiment d’avoir fait quelque chose qui compte. Ce qui signifie expérimenter sans cesse, nous tenir constamment au courant, et d’essayer toujours d’étendre notre humanité et notre lucidité.
Quelques liens en anglais :
Saint-Louis :
http://www.ksdk.com/news/article/388327/3/Hundreds-protest-Zimmerman-verdict-in-St-Louis
http://fox2now.com/2013/07/14/rally-to-be-held-in-downtown-st-louis-for-trayvon-martin/
http://www.sfgate.com/crime/article/3-charged-in-Oakland-protests-4671454.php
Los Angeles :
http://www.foxnews.com/us/2013/07/16/zimmerman-protesters-raid-la-wal-mart-stop-freeway/
Bien que la meileure critique des flics proviennent peut-être d’un flic lui-même, datée de peu de temps après le 14 juillet :
http://stlouis.cbslocal.com/2013/07/11/st-louis-officer-hit-by-ricocheting-bullet/
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