om sweet om (1989)

no-admission-stones-copy

Om sweet om*

Traduit de l’anglais par André Dréan

L’édifiante histoire du Stonedhenge Festival, des Convoys, des Mutoids…

En général, la vie dans les rues, et les grands rassemblements sociaux autres que ceux rattachés directement à la consommation de masse et médiatisés par elle sont regardés de façon extrêmement suspicieuse par l’Etat britannique. Lequel planifie et organise sciemment l’environnement pour s’y opposer. Les espaces à l’air libre, tels que les places publiques des villes continentales où les individus vont simplement s’étendre, se rencontrer et établir des relations sociales sans réaliser aucune activité particulière de consommateur – comme consommer de l’alcool, écouter de la musique, faire du sport – à titre de justification pour appartenir à telle ou telle forme d’association officielle, sont difficiles à trouver ici. De plus en plus, lorsque vous souhaitez occuper de l’espace, vous devez payer pour avoir l’autorisation de le faire.

Les festivals libres sur des terrains ruraux squattés dans les années 1970 constituaient, en grande partie, des extensions du massif mouvement des squats londoniens de la même époque. Les premiers participants étant principalement des hippies ruraux et des squatters londoniens, de telles rencontres étaient le prolongement de leur mode de vie organisé autour de la résistance au travail et dépassant les limites propres à la structure familiale isolée. Déjà, de tels festivals permettaient au moins aux chômeurs et aux parents célibataires d’échapper, à bon marché, à la métropole urbaine. Ils procuraient aux parents et aux enfants des environnements sûrs et spacieux au sein desquels il était possible de vivre plus indépendamment les uns des autres, libérés de certaines de leurs limitations habituelles, telles que la pression due à la survie dans des espaces confinés et la nécessité de la surveillance parentale constante. Les premiers petits festivals annuels de Stonedhenge, ainsi que d’autres antérieurs à eux, étaient organisés à l’initiative de deux à trois cents personnes et l’ingérence du marché étaient consciemment limitée au strict minimum. La nourriture était acquise et partagée collectivement, ceux qui ne pouvaient pas la payer n’y étaient pas obligés, et les divertissements en tous genres, par exemple musicaux, étaient spontanés et informels, par contraste avec ce qui arriva ultérieurement. A ce stade, les drogues qui furent par la suite au centre de l’économie du festival et de sa vie sociale étaient librement distribuées ou vendues sans bénéfices, et leur consommation n’était pas encore aussi fétichisée qu’elle le devint plus tard**.

Comme le festival gonflait d’année en année, il dura plus longtemps, occupa plus d’espace et les forces du marché le dominèrent de plus en plus. La place occupée par la musique et les orchestres devint dominante, avec des scènes où le rock était mis en vitrine et à partir desquelles la concurrence prit de l’ampleur pour attirer l’attention du public. Par suite, la masse de ceux qui allaient au festival était réduite au rôle d’auditrice passive. De toute façon, la technologie des groupes de musiciens se pavanant sur scène était inévitablement hors de son contrôle, entre les mains de cette élite restreinte – l’accès aux coulisses et aux planches était filtré – et le seul rôle qui lui restait était « d’encaisser les sons ». Quant à la communication d’informations d’intérêt général, elle était maintenant ravalée à la diffusion « d’annonces publiques » contrôlées par le système de sonorisation du podium principal. Il était impossible d’échapper au bruit constant dudit système dans le périmètre du festival.

De plus, des secteurs important de l’espace furent occupés par des mercantis vendant toutes sortes de marchandises dans leurs camionnettes et sur leurs étalages. Et comme d’autres festivals d’été étaient mis sur pied dans diverses régions du pays, il devint possible de passer la saison en voyageant de l’un à l’autre. Ce qui contribua à la formation de groupes permanents de voyageurs itinérants. Certains, à la recherche de moyens de survie, développèrent encore plus l’économie festivalière en vendant de la nourriture, de la drogue, etc., avec profit. Comme de tels groupes se multipliaient, la presse commença à mythifier les plus combatifs, comme The Convoy, bien qu’il y en ait eu d’autres avant que le Convoi pour la paix soit constitué. A la fin des années 1970 et au début des années 1980, de jeunes punks firent régulièrement leur apparition au festival de Stonedhenge de même que sur les scènes des squats londoniens. Bien que le punk soit en général anti-hippy, l’orchestre anarcho-punk Crass et le mode de vie politique, influent, qu’il affichait relevaient largement de la remise au goût du jour du festival «hippy» originel et de la scène des squats auxquels ils avaient pris part avant leur mutation punk. Mais, dans les toutes dernières années de Stonedhenge, quelque 40.000 à 50.000 personnes assistaient à cette manifestation culturelle qui durait un mois. L’éthique du marché y était devenue prédominante, avec des poteaux indicateurs signalant l’emplacement des dealers de votre drogue favorite, telle quelque manifestation surréaliste issue de fantasmes libertariens ultraréformistes : «l’économie sans contraintes». Des centaines de milliers de livres sterling ont dû changer de mains dans des transactions de drogue.

Il n’est pas évident de comprendre pourquoi l’Etat a permis si longtemps à de telles choses de perdurer et de prendre de l’extension. Mais dans l’un des cas au moins, ses motifs sont devenus limpides ultérieurement. En 1976 – deux ans après la massive, brutale et controversée répression du libre festival de Windsor en 1974, lequel était localisé sur Great Park dans Queen’s Back Garden –, Sid Rawles, politicien hippy et porte-parole autoproclamé, négocia l’utilisation de Watchfield, aérodrome désaffecté dans le comté de Berkshire, à titre de site de remplacement. Comme le raconta plus tard l’un des flics mis en cause***, ce festival fut utilisé comme point de départ de l’Opération Julie, laquelle fut couronnée de succès grâce à l’infiltration et à la destruction de la principale organisation productrice de LSD dans le monde à l’époque.

Quand l’Etat liquida finalement Stonedhenge en 1985, l’économie saisonnière dont les itinérants avait fini par dépendre prit fin avec lui. L’une de leurs fractions s’adapta en rentrant en ville et commença à occuper de vastes espaces industriels vides où elle pouvait vivre et acquérir des revenus en faisant payer aux gens les spectacles culturels qu’ils montaient eux-mêmes. La Mutoid Waste Compagny incorporait l’étalage de leurs sculptures de junkies, faites de débris industriels, dans les fines parties d’entrepôt qu’elle leur préparait. Comme dans n’importe quel club, les Mutoids avaient mis des videurs à la porte et ils faisaient payer plus de 25 livres sterling par tête pour l’utilisation de leur espace squatté. A l’image de toute autre avant-garde artistique, laquelle joue communément le rôle de rampe de lancement pour ce qui veut devenir plus rentable et aller dans le sens du vent, la Mutoid a capitalisé sur ses origines « alternatives ». Récemment, les Mutoids ont été payés 14.000 livres sterling pour concevoir la publicité de bières blondes hollandaises et leurs sculptures ont été exposées aux Docklands, au cours de l’extravagant concert de Jean-Michel Jarre, avec présentation à la loge royale.

Les festivals ont reconduit toutes les forces mais aussi les faiblesses de la contreculture qui les a engendrés. Tandis que des participants se considéraient comme les héritiers conscients de l’expérience des Diggers du XVIIème siècle, à travers l’occupation massive du sol et la vie collective, il coexistait avec de telles tendances les habituelles confusions et illusions sur les modes de vie alternatifs. Le repli de certains d’entre eux sur des causes perdues comme le mysticisme, et l’usage des drogues pour échapper à la réalité encouragèrent la croyance selon laquelle, dans les limites du festival – ou même dans votre propre tête –, des « zones libérées » avaient été créées. Il est vrai que, pendant les dix ans de Stonedhenge, les flics n’ont pas pu nettoyer le festival et que, à l’occasion, ils ont été attaqués et jetés dehors (le seul moyen qui leur restait était la destruction ou la récupération), mais le capital dispose des plus subtils moyens pour maintenir sa domination. L’absence de critiques pratiques durables des relations marchandes conduisit à ces conséquences inévitables. Les centres squattés qui ont émergé sur la scène des squats londoniens à peu près à la même époque que les festivals connurent le même processus de commercialisation. La tentative initiale de récupérer et de transformer l’usage de l’espace en le libérant de la domination du marché fut progressivement remise en cause par les forces marchandes se réimposant d’elles-mêmes et dominant, comme d’habitude, les relations sociales.

Texte tiré du recueil « No reservations », publié à Londres à la fin des années 1980.

*Jeu de mots intraduisible en français sur le thème « Home Sweet Home ». OM représente ici à la fois l’Ordre du mérite, distinction britannique, et le mantra sacré du bouddhisme. (Note du traducteur.)

**En soulignant ces aspects positifs, nous ne tentons de romancer ou d’ignorer les limites des premiers festivals. Ils ressemblaient déjà en partie à des camps de vacances autogérés ou à des camps de loisirs pour pauvres et marginaux…

***Voir, parmi d’autres, l’opuscule nommé Busted, l’un des livres écrits par le détective Richarson, le «flic hippy» infiltré dans le monde des festivals alternatifs et totalement impliqué dans l’Opération Julie…