De Paris à Pékin…
Bref voyage au royaume des mandarins de la communisation
L’opuscule que j’ai récemment rédigé et diffusé, « Les voies de la communisation ne sont pas impénétrables », m’a valu de recevoir des mails, ponctués souvent d’amabilités du genre : « grosse merde », « sale con », etc. Pas besoin d’être psychanalyste pour comprendre l’origine et la nature des pulsions, propres au monde de la beaufitude, qui remontent à la surface à travers de telles invectives. Je n’y répondrai pas. Je m’en tiendrai, comme d’habitude, à l’adage taoïste : « Le sage est comme le miroir. Lorsque des ombres gesticulent devant lui, il reste impassible car il sait que ce ne sont que des ombres. »
Ceci dit, leurs expéditeurs laissent parfois entrevoir ce qui les dérange lorsqu’ils nous accusent, moi comme d’autres critiques des milieux communisateurs, d’abandonner le terrain de l’analyse des « idées de nos adversaires » au bénéfice de poses « morales », voire « puritaines ». Nous nous livrerions à des enquêtes « inquisitrices » sur les origines de classe et les sources de revenus de tels ou tels ténors de la communisation. La critique de ce que je nomme, de façon métaphorique, « schizophrénie sociale et politique » nous amènerait, presque inévitablement, à sombrer dans des travers connus, trop connus. Du genre de ceux qui eurent cours lors de la Révolution culturelle et qui conduisirent aux infamies des procureurs maoïstes, en Chine et ailleurs. Allusion perfide, je pense, à mon bref passage par le maoïsme, à l’aube des années 1970. Elle nous conduirait aussi à négliger l’importance des réflexions portées par des individus qui ne sont pas tous nécessairement domiciliés en bas de la pyramide sociale et étatique, mais qui sont même parfois proches de son sommet.
Comme l’un des auteurs des lignes vengeresses connaît manifestement mon intérêt pour la Chine, il me « conseille » de « lire Mylène Gaulard », ce qui se « fait de mieux dans le genre de critique marxiste du capitalisme chinois », auprès de laquelle « je devrais prendre conseil » plutôt que de « stigmatiser, comme le premier libéral venu, les traditions mandarinales de l’Etat chinois. » Référence sans doute à des discussions que j’ai eues en présence de communisateurs sur mon texte « Au cœur du dragon » daté de 1992, réalisé après deux très longs séjours effectués à titre personnel en Chine continentale, dès la fin des années 1980. Séjours qui m’avaient amené à mieux comprendre les particularités de l’histoire de la Chine, de l’Etat chinois et des révoltes de l’époque, réduites par les apôtres de la démocratie à la contestation du monopole du Parti lancée par les apprentis mandarins des universités chinoises. Lesquels font souvent partie aujourd’hui, parfois après des séjours dans des camps de travail, des cliques d’affairistes composées de bureaucrates du Parti et d’individus en orbite plus ou moins proche autour d’eux. Comme « Au cœur du dragon » va être réédité, je me contenterai ici de signaler que mes positions d’alors, nullement libérales, étaient déjà aux antipodes de la purée réductionniste que diffusent sur la Chine des groupes communisateurs comme « Tant qu’il y aura de l’argent… ».
Je me suis donc penché sur ce que Gaulard a rédigé et affirmé ces dernières années, y compris dans des colloques et dans des médias, particulièrement sur la Chine. Comme toujours, je m’en tiendrai à des analyses et des prises de position facilement vérifiables sur le Web, sans même qu’il soit nécessaire de se procurer le livre phare de la chercheuse : « Karl Marx à Pékin. » Ce qui ressort de mes recherches, au-delà de la lecture ennuyeuse de statistiques et de lieux communs sur l’accumulation du capital en Chine, c’est la constatation de l’indigence et du dogmatisme des positions de la dame, en particulier en ce qui concerne la nature et le rôle de l’Etat chinois. Ses propos me rappellent irrésistiblement l’aphorisme d’Oscar Wilde concernant les universitaires d’Oxford : contrairement aux gens du commun, disait-il, ils arrivent à l’ignorance à travers de longues et pénibles études ; par suite, à la différence des premiers, il ne reste même plus de place dans leur tête pour acquérir des connaissances authentiques sur la vie ; n’y demeurent que des références à des dogmes surannés.
Ainsi, Gaulard fait référence au Marx de « La critique du programme de Gotha », daté de 1875, pour « démontrer que la Chine n’est pas socialiste ». Je rappelle que les gloses de Marx visaient à stigmatiser le socialiste Ferdinand Lassalle, décédé en 1865, considéré comme l’un des partisans de l’Etat social bismarckien. L’influence de Lassalle était encore vivace dans le parti social-démocrate d’Allemagne en formation en 1875. Pour le reste, même lorsque j’étais encore à moitié marxiste, vers la fin des années 1970, les positions défendues dans « La critique du programme de Gotha » me paraissaient déjà suspectes. C’est dans de tels textes que le scientisme, le productivisme et l’étatisme de Marx apparaissent le plus clairement. En particulier dans le célèbre passage : « Quelle transformation subira l’Etat dans une société communiste ? Autrement dit quelles fonctions sociales s’y maintiendront analogues aux fonctions actuelles de l’Etat ? Seule la science peut y répondre […] Entre la société capitaliste et la société communiste, se place la période de transformation révolutionnaire de celle-là en celle-ci. A quoi correspond la période de transition politique où l’Etat ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat […] Le programme n’a pas à s’occuper, pour l’instant, ni de cette dernière, ni de l’Etat futur dans la société communiste. »
A quelques exceptions près, les communisateurs, en France et ailleurs, n’ont pas grand chose à objecter à « La critique du programme de Gotha ». Sinon que la notion de transition, via l’instauration du pouvoir prolétarien, est à rejeter. Pourtant, Marx parle ici de maintien de fonctions étatiques dans la société communiste, fonctions sociales mais non plus politiques, dans la veine du communisme technocratique de Saint-Simon, comme je l’ai déjà signalé, au grand dam de la chefferie communisatrice. Or, l’idée saint-simonienne de « l’administration des choses » substituée au « gouvernement des hommes », reprise par pas mal de marxistes, même hétérodoxes, n’est rien d’autre que du capitalisme idéalisé. Dans le monde profane de la domination modernisée, qui a succédé à l’ancienne société bourgeoise, elle est déjà réalisée en partie sous la forme de « l’administration des hommes comme des choses », y compris en Chine.
De même que le principe « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » à inscrire, d’après Marx, sur « les drapeaux » de la société communiste, a été réalisé de la seule façon possible, grâce à l’industrialisation effectuée dans le cadre du marché mondial. Donc sans constituer la base conduisant à l’extinction de la coercition étatique, comme l’affirmait Marx et, à sa suite, Gaulard. Au contraire. L’Etat en est sorti renforcé, en termes de légitimité et de puissance. Lesquelles ne sont pas réductibles à la question de savoir quel est le taux d’investissement de l’Etat chinois dans l’économie. D’ailleurs, Gaulard est bien obligée de reconnaître parfois que le pouvoir central stigmatise, destitue et même fusille des représentants des pouvoirs locaux pour calmer les populations en colère, méthode de gouvernement déjà utilisée par l’Etat centralisé et bureaucratisé des Qin, il y a plus de deux mille ans.
Par suite, contrairement à ce qu’elle affirme, il est logique que les idéologues actuels du Parti chinois, apologistes du « socialisme de marché » réalisé sous l’égide de l’Etat, se réfèrent à des textes aussi ambigus de Marx sur la question du pouvoir que la « Critique du programme de Gotha ». De même qu’ils rendent hommage à « L’art de gouverner » rédigé par Han Feizi, considéré comme le Machiavel chinois, l’un des maîtres de l’Ecole de la loi à la veille de la constitution de l’empire des Qin, et qui plaçait l’allégeance au pouvoir d’Etat au-dessus de toutes les autres, même familiales et religieuses. Comme quoi, le « plus ancien peut être le plus moderne ». En Chine comme ailleurs, les aliénations parfois millénaires ne sont pas automatiquement éliminées par l’accumulation et l’extension du capital mais bien souvent reconduites, en partie du moins, transformées et intégrées à l’actuel mode de domination, tel qu’il existe dans l’histoire profane et non pas dans celle, imaginaire, née dans la tête du dernier carré des gardiens de l’orthodoxie. Mais, pour Gaulard, cela relève de la contingence puisque, dans sa tête, la question principale, sinon exclusive ou presque, c’est l’économie. Par suite, celle de l’Etat est secondaire. Nous asséner des choses pareilles après des décennies de réalisation du « socialisme réel » sous la direction du Parti qui a hérité en grande partie du rôle de l’Etat mandarinal, c’est sacrifier la réalité à l’idéologie. Ce qui l’amène à accumuler les arguments d’autorité à titre de preuves.
Mais c’est inévitable puisqu’elle raisonne en économiste, comme elle aime à le répéter. En d’autres termes, elle évacue de son champ de vision pas mal de phénomènes, y compris lorsqu’ils concernent les oppositions et les révoltes contre la domination qui nous importent au premier chef. Comme si l’économie était séparable du reste du monde. Ce mode d’analyse fut inauguré par les pères fondateurs de l’économie politique, à commencer par l’Isaac Newton de la nouvelle science, Adam Smith lui-même. Il est symptomatique que Gaulard stigmatise les « économistes vulgaires » d’aujourd’hui et leur oppose, à l’image de Marx, les « classiques » de l’Ecole manchestérienne d’hier et d’avant-hier. De plus à titre d’économiste marxiste, elle appréhende l’économie comme l’infrastructure de la société sur laquelle s’élève la superstructure, en particulier politique. A partir de là, elle tente d’analyser l’évolution historique de la Chine, même la plus récente, en mettant plus ou moins de côté ce qui ne rentre pas dans la « grille de lecture marxiste », pour reprendre ses propres termes. Elle évolue donc dans les limites de l’économie saisie comme objet d’analyse de la science, avec la batterie de prétendues lois immanentes qui lui seraient propres, à commencer par l’insaisissable baleine blanche du marxisme, la « loi de la baisse tendancielle du taux de profit » censée expliquer les crises, y compris en Chine. Crises qui, dans la tradition marxiste, représentent la condition nécessaire, même si elle n’est pas suffisante, pour que des poussées révolutionnaires dignes de ce nom apparaissent et se généralisent.
C’est la raison pour laquelle Gaulard a été récemment invitée à l’infokiosque « Mille sabords », de Marseille par le cercle communisateur « Tant qu’il y aura de l’argent… », à titre de « camarade » d’ailleurs : « La crise économique se profile en Chine. Les difficultés s’y accumulent, de manière toujours plus apparente. L’espoir d’un renouveau venu d’Asie, pour un capitalisme mondial affaibli, prend fin. Au-delà de la rigidité du régime politique, ou des désastres écologiques facilement relevés par les observateurs les moins attentifs, la formidable croissance de la Chine la mène à cette crise inévitable. Et cela parce que depuis 1949, sous l’étendard d’un socialisme usurpé, le capitalisme et son cortège de contradictions s’y renforcent toujours plus. S’appuyant sur les outils théoriques élaborés par Karl Marx, ce livre est consacré à une analyse rigoureuse et critique de ce processus. Mylène Gaulard est maître de conférences en sciences économiques à l’université Grenoble Alpes. Se réclamant d’un marxisme non dogmatique, elle est spécialisée en économie du développement, et ses recherches portent plus spécifiquement sur le Brésil et la Chine. »
Cette déclaration montre à quel point le micromonde de la communisation est fasciné par l’autorité, ici celle du savoir. Comme si le simple fait d’affirmer que Gaulard est « marxiste non dogmatique » la dédouanait, permettait d’oublier, ou pour le moins de considérer comme négligeable, sa fonction sociale. Comme si elle effectuait de pures recherches « théoriques », exemptes de présupposés et d’implications « pratiques ». Alors même que, comme l’affirmait cyniquement Francis Bacon, chancelier d’Angleterre et l’un des principaux créateurs de la science moderne à l’époque de la Renaissance, « le savoir, c’est le pouvoir ». Ce qui est pleinement réalisé aujourd’hui comme le montre la prolifération, y compris en France, de centres de Recherche et Développement, financés par l’Etat et par les firmes, qui couvrent tous les domaines de la vie sociale et politique, et qui constituent des pépinières de conseillers reconnus en matière d’expertise auprès d’institutions nationales et internationales. Tel le Centre de recherche en économie de Grenoble (Creg), auquel Gaulard participe.
Aux experts, les institutions demandent des expertises. Par suite, le Creg joue le rôle de conseiller du prince auprès d’organismes chargés, y compris par l’ONU, de piloter le « développement durable » aux quatre coins du monde, et auprès de journaux institutionnels comme « La Tribune ». C’est ainsi que, parallèlement à des interventions sur l’aggravation de l’exploitation en Chine, par exemple au sein du colloque consacré à la présentation de « L’accumulation du capital », le livre de Rosa Luxemburg, organisé par le cercle « Table rase » de Lyon, Gaulard est interviewée par la « Tribune ». Des interviews dans lesquels elle affirme, sur le ton neutre qui convient à l’économiste, que la « crise en Chine est dangereuse », que le « ralentissement économique international » et la « hausse du coût de la main-d’œuvre chinoise » pèsent « sur la compétitivité de ses exportations », etc. En gros, elle déconseille aux investisseurs français de placer leurs billes en Chine continentale. Ce qu’ils commencent d’ailleurs à faire, vu que les vagues de grèves et d’émeutes dans les Zones économiques spéciales (Zes), lieux privilégiés des investissements étrangers, ont conduit à ce qu’ils soient moins rentables qu’auparavant.
Alors, qui est la véritable Gaulard ? L’économiste déjà reconnue par ses pairs à 34 ans qui travaille au Creg ? L’invitée qui papote dans des cercles marxistes « non orthodoxes », y compris communisateurs, et même dans les colonnes de la revue « L’anticapitaliste » du NPA, à l’occasion, regrettant l’époque où les « économistes s’intéressaient plus à Marx ». Du côté des Partis communistes ? Poser la question, c’est y répondre : elle évolue dans le monde de la double pensée et du double langage, celui de la domination. Point barre.
Le seul fait de parler de « schizophrénie sociale et politique » met pas mal de ténors des milieux communisateurs hors d’eux et des phénomènes qui relèvent de la peste émotionnelle explosent. D’où les vagues d’insultes qui déferlent. Il n’est nul besoin d’effectuer des séances de psychanalyse pour comprendre que lesdits ténors se sentent concernés au premier chef par les critiques qui précèdent. Ce qui n’est pas nouveau Déjà, au lendemain de la Commune de Paris et de l’instauration de la IIIe République, les couches d’intellectuels en mal de reconnaissance sociale et politique commencèrent à investir, voire à organiser, les organes centraux du Parti social-démocrate, reprenant et développant pour leurs propres comptes les côtés scientistes et étatistes contenus dans la doctrine de Marx. Phénomène général que Jan Waclav Makhaïski, libertaire d’origine polonaise, analysa de façon pertinente dans des articles et des brochures critiquant « le socialisme des intellectuels », aujourd’hui disponibles sur le Web. Plus tard, le phénomène pris encore bien plus d’ampleur lorsque, au lendemain de la Libération, le Parti communiste devint « le premier parti de France ». Ce qui incluait aussi l’intégration accélérée des idéologues du Parti à l’Etat, à commencer par l’Université et les diverses annexes étatiques ou para-étatiques prestigieuses, telles que l’Ecole normale supérieure, dont il orienta en partie les recherches. Ensuite, dans la foulée de Mai 68 et sur fond de refus platonique du stalinisme, des contestataires de la dernière heure tentèrent d’accéder, et accédèrent parfois à des fonctions de conseillers du prince, à commencer par le dénommé Michel Foucault, par exemple en matière de recherches visant à ripoliner l’univers carcéral, face aux révoltes qui le secouaient.
Désormais, à l’ancienne figure de « l’intellectuel universel engagé » d’obédience marxiste, dont Louis Althusser fut, en France, le symbole le plus pathétique, s’est substituée celle de « l’intellectuel spécifique engagé » pour reprendre les termes de Foucault qui se définissait ainsi lui-même, avec la modestie apparente qui le caractérisait. Elle exprimait surtout sa propre subordination au rôle de spécialiste que le mode de domination en cours de transformation lui attribuait, face à des révolutionnaires qui ne supportaient plus les mandarins à la Althusser. Lequel rôle préfigurait ce que nous voyons fleurir aujourd’hui : « l’expert » plus ou moins « engagé » à qui des contestataires en mal d’autorité et incapables de prendre position par eux-mêmes et pour eux-mêmes, sur des questions aussi essentielles que la critique de l’économie, font appel à titre de « contre-experts ». Lesquels jouent les dispensateurs de « conseils » sans prétendre, à leurs dires, imposer d’autorité leur savoir universitaire. Comme Gaulard qui affirma, au colloque de « Table rase » que, « à titre d’économiste », elle laissait à d’autres la présentation de la pensée politique de Luxemburg ! Personne n’a protesté, à ma connaissance, contre la posture qu’elle a prise ici, propre aux mandarins qui sévissent dans l’université française d’aujourd’hui, dont la règle de conduite et la fausse modestie qui cache leur autoritarisme pourraient être formulées ainsi : « De chacun selon ses spécialités, à chacun selon ses aliénations. »
Mais ainsi fonctionne le cénacle des experts « engagés ». Leurs carrières universitaires, avec ce qu’elles impliquent de complicité avec les gestionnaires du capital et de l’Etat, n’entament pas leur crédibilité dans les milieux « révolutionnaires ». Pour autant que leurs recherches sentent quelque peu le souffre et ouvrent les portes à quelques études dans des champs qui n’avaient pas encore stérilisé par les réducteurs de tête universitaires. Leur pose contestataire légitimise en retour leur rôle institutionnel. Car il est bien connu que les maîtres de la domination ne placent pas tous leurs œufs dans le même panier et savent, plus que jamais, utiliser ou même faire démarrer quelques contre-feux pour neutraliser les foyers d’incendie potentiels. Voilà à quoi servent, à quelques exceptions près trop rétives, vite mises sur la touche, les contestataires du cénacle.
André Dréan
Juillet 2015
Quelques liens conduisant à des articles, à des interventions et à des interviews de l’actuelle pasionaria de la communisation.
●www.npa2009.org/idees/chine-vers-la-crise-economique.
Pour correspondre : nuee93@free.fr
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