france, novembre 2005 : 2 petits trucs sur les émeutes (2006)

Réflexions Provisoires de Paris et
Quelques notes sur les émeutes pour tous ceux qui veulent changer le monde

france riots

Il m’est évidemment difficile, malgré des conversations avec des amis, en particulier en province, de me faire des idées précises sur ce qui est arrivé ces quinze derniers jours et sur ce qui continue à éclater, de ci de là, de façon plus ou moins sporadique. Mais, je crois que nous pouvons déjà remarquer plusieurs choses.

1. Réflexions Provisoires de Paris

Les émeutes, en région parisienne comme ailleurs, ont été médiatisées et gonflées à outrance pour faire peur aux bons citoyens et justifier les mesures sécuritaires démesurées prises par l’Etat, à commencer par la sinistre loi coloniale de 1955. La France n’en finit pas d’être hantée par les démons de l’Empire… À Montreuil et aux alentours, tout particulièrement, il n’est presque rien arrivé, presque rien de plus que ce qui fait « l’ordinaire » dans ces banlieues autrefois populaires mais déjà quelque peu « gentrifiées » et donc plutôt calmes malgré la présence de cités dortoirs. À en croire la propagande des médias, Paris et les villes de province étaient prêtes à être assiégées et envahies par des hordes de barbares qui campent au-delà des périphériques. Par l’intermédiaire de copains qui étaient sur place, j’ai déjà la preuve de ce que j’avance, en particulier pour des villes comme Lyon, Marseille, Nantes, etc., villes où traditionnellement les banlieues sont plutôt remuantes. À Lyon, le dernier délire en date concerne la place Bellecour. Il a suffi de quelques jets de canettes et de poubelles sur les CRS pour que les médias parlent de « première intrusion en France des bandes de banlieue en centre ville », « d’émeutes au cœur de la capitale du Rhône », etc. Or, les brèves échauffourées à Bellecour ont été très en retrait, dans leur contenu comme dans leurs formes, de celles qui ont éclaté lors des grèves et des manifestations lycéennes, il y a quelques six mois, sans même parler des pillages sérieux dans les beaux quartiers autour de la place, il y a quelque trois ans. D’ailleurs, il est de tradition à Lyon que les indisciplinés de toute espèce convergent vers Bellecour et y foutent le bordel avec plus ou moins de bonheur. Il faut toute la veulerie intéressée des médias pour cacher cela et présenter quelques empoignades avec les flics comme la prise d’assaut du centre ville. Même dans des bourgs d’Ardèche où j’ai des copains, on a droit au même délire. Des villages autour d’Aubenas ont instauré le couvre-feu parce que « l’émeute », trois voitures brûlées en ville !, « couve dans le département ». Textuel. Le ridicule ne tue plus. De même, dans le 93, dans des villes comme le Raincy, le couvre-feu a été instauré en ville alors qu’il ne s’y passe jamais rien. Le Raincy, c’est le Neuilly du 93 !

Evidemment, l’alarmisme officiel ne signifie pas que l’état d’urgence n’a été installé que dans des villes bourgeoises pour des raisons électoralistes. Ni que rien d’important n’est advenu. Déjà, les dernières émeutes révèlent au grand jour le caractère insupportable de la situation de ceux qui survivent, sous le harcèlement quotidien de la police, dans les cités dortoirs les plus délabrées et les plus touchées par la crise. Elles représentent des formes de révolte effective. Elémentaires certes, mais pas sans sens. En effet, les cibles des émeutiers, malgré le côté brûler « n’importe quoi » et attaquer « n’importe qui » qui est parfois apparu, n’ont pas été autant sans objet que le prétendent les médias. Au-delà de la litanie statistique sur le nombre de voitures brûlées, histoire de terroriser l’automobiliste névrosé qui sommeille derrière le citoyen, ce sont des postes de police, des écoles, des parkings de véhicules officiels, des entreprises de zones franches, etc. qui ont été attaqués. Il y a même eu des choses drôles, dans le 93, comme ces touristes russes qui ont été débarqués de leur bus à quelques kilomètres de Roissy, sans violence d’ailleurs, puis laissés ébahis sur le macadam tandis que les gus partaient avec le véhicule. De plus, contrairement à ce qu’affirme la propagande des médias et de l’Etat, les émeutes n’ont pas été portées par les gangs et encore moins par les imams. Là où les gangs sont forts, ils contrôlent la situation en collaboration avec la police et les maires, et les imams font la même chose : des jeunes de cité, dans des coins que je connais au-dessus de Saint-Denis, commencent déjà à grogner contre les imams, c’est déjà çà de gagné.

Pourtant, tout en reconnaissant cela, je ne puis partager l’interprétation des émeutes donnée par le dernier carré des « autonomes » dans la majorité de leurs textes récents. Sous prétexte de ne pas « hurler avec les loups », ils reprennent les bonnes vieilles traditions de l’apologie de la violence radicale, ils passent sous silence les contradictions réelles auxquelles sont confrontées ceux qui luttent, en règle générale sans en avoir conscience eux-mêmes. Il ne reste plus alors qu’à fermer les yeux sur les limites internes et externes qui les brident, dont ils héritent mais qu’ils reproduisent trop souvent et à s’en remettre magiquement « au mouvement », ici « l’émeute », comme Deus ex machina situé au-dessus des individus et ordonnateur du dépassement. Mais si les luttes réelles évoluaient ainsi, de façon aussi linéaire et simpliste, il y a longtemps que la révolution serait faite ! Franchement, cette façon propre aux mouvementistes des années 1970 d’aborder les difficiles questions auxquelles sont confrontées les luttes me gonfle, car le dépassement y est synonyme de « propagation » et « d’extension » de la même chose. La vraie question qui se pose est celle des « objectifs », des « relations » tissées au cours et à travers les luttes, aussi bien entre ceux qui en ont pris l’initiative, qu’entre eux et d’autres, lesquels peuvent en reconnaître les côtés dynamiques, universels comme on le disait autrefois. Dès que l’on pose les questions ainsi, les formes prises par les luttes, même lorsqu’elles sont violentes et destructrices, ne peuvent plus nous faire oublier la faiblesse de leur contenu. Pour en revenir plus concrètement aux émeutes actuelles en France, il est clair pour moi qu’elles sont en deçà, jusqu’à preuve du contraire, de celles que nous avons connu, il y a près de vingt ans, en Grande-Bretagne. Déjà, en termes de rencontres possibles et même de complicité dans l’action, elles sont presque aux antipodes de ces dernières. Mais il est vrai que, à l’époque, la structure même des villes britanniques, en particulier l’existence de quartiers et de faubourgs populaires où les « communautés » coexistaient, facilitait les choses. Aujourd’hui, même des amis qui connaissent bien les cités ghettos à la française, qui parfois y vivent, ont beaucoup de mal à y papoter, sans même parler du reste. Cela montre à quel point même ceux qui y bougent ont intériorisé les séparations qui sont propres à la structure sociale en France. De façon paradoxale, pas mal de jeunes et moins jeunes de banlieue considèrent les lieux où l’Etat les parque comme le dernier territoire qui leur reste, à l’image du dernier carré des ouvriers qui considèrent l’entreprise qui les exploite comme leur propriété. Ils veulent essentiellement ne plus y être soumis au contrôle policier. Il me semble d’ailleurs que l’absence presque totale de pillages de supermarchés, pourtant facile à réaliser les premiers jours, est l’expression de cette limite. Là aussi, la différence avec les émeutes au Royaume-Uni et aux USA est nette. Les textes que tu peux trouver sur le Web reconnaissent d’ailleurs implicitement les limites en question puisque qu’ils ne proposent rien d’autre que d’aller aux procès, d’exiger l’amnistie, etc. Bref, de faire du « soutien ». Je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire. Mais si les émeutes étaient aussi dynamiques qu’ils le laissent entendre, elles auraient aussi constitué des moments de rencontre avec autrui et nous y aurions pu y faire bien d’autres choses que du « soutien ».

2. Quelques notes sur les émeutes pour tous ceux qui veulent changer le monde

Presque toutes les différentes attitudes parmi les ‘radicaux’ envers les émeutes – pour, contre, moitié pour, moitié contre, parfois pour des raisons très différentes – viennent d’une indifférence à influencer et être influencé par ceux qui ont initié ces émeutes – et laissent l’influence aux forces dominantes, une influence purement répressive. Peu de gens osent risquer la possibilité d’un dialogue réciproquement radicalisant, un développement réciproque et pratique au-delà du climat actuel de peur, d’angoisse et/ou d’apathie. Presque tous les radicaux se complaisent à interpréter le monde – de façon critique, bien sur – mais sans changer leur interrelation à celui-ci.

Si les émeutes ici en France servent à développer quelque chose de plus que le pouvoir de l’Etat, il est essentiel qu’elles se dégagent de la marginalité des ghettos et qu’elles admettent le côté stupide des actes de quelques émeutiers. Il faut distinguer ce qui est fièrement courageux et radical dans les actions et attaquer celles qui sont seulement le reflet de cette société merdique, c’est-à-dire une expression de la guerre normale et banale de chacun contre tous. Ce n’est pas parce que la plupart des radicaux ne subissent pas la même misère que ceux qui vivent dans les cités qu’ils devraient se sentir coupables de critiquer les actes horribles commis par certains émeutiers, pas plus que le fait que certaines de ces actions soient déplorables ne servent à condamner avec arrogance la majorité d’excellentes actions nécessaires.

Il y a ceux qui soutiennent les émeutes, mais disent : “C’est leur lutte”. Mais, si c’est leur lutte c’est la nôtre aussi, parce qu’elle a une influence sur nos luttes, ne serait-ce parce que l’Etat utilise ces émeutes pour intensifier ses forces répressives. Clairement, nous avons intérêt à ce que les émeutes aillent plus loin, parce que nous ne voulons pas rester dans nos ghettos auto-définis ou définis par cette société. De plus, il n’est pas question de seulement ‘soutenir’ les émeutiers: on ne peut pas laisser critiquer certains aspects psychotiques des émeutiers par une société dont la normalité est elle-même psychotique.

Nous reconnaissons le besoin de développer ce qui est radical dans ces émeutes (la vraie communauté de lutte découvrant son plaisir à attaquer leurs propres ennemis – attaques contre les flics et les BACs, contre les journalistes, les attaques trop peu nombreuses contre les supermarchés, les escrocs des zones franches, les usines à ignorance que sont les collèges et les lycées, etc.). Mais nous devons aussi attaquer ce qui est réactionnaire dans ces émeutes (attaques contre les bus, brûler les parking en-dessous des cités, attaques contre des individus, contre les écoles maternelles, etc.). Nous devons reconnaitre que les aspects fous de ces émeutes ne sont pas le produit de l’échec de cette société moderne, comme le voudrait le discours dominant, mais plutôt le produit excessif de son succès, qui est de détruire – chez la majorité des individus – la capacité à reconnaître leur misère chez les autres et à reconnaître la lutte des autres contre celle-ci; le succès de cette société moderne qui détruit tout ce qui ne lance pas l’ego dans la direction d’un jeu de pouvoir hiérarchique contre d’autres individus; le succès qu’a cette société de détruire toute possibilité de se comporter d’une autre façon, de détruire toute autre société possible ; le succès de cette société qui détruit toutes les vieilles communautés et la mémoire historique des communautés en lutte contre ce monde.

Au début d’octobre, à Marseille et en Corse, la grève des marins des ferrys contre les licenciements et la privatisation, et notamment la mutinerie et les grèves de solidarité que ce mouvement a inspiré, ont aussi incité des émeute de jeunes contre les flics dans les cités à Bastia. C’était à ce moment là que l’unité possible des grévistes ‘normaux’ et des jeunes chômeurs soit-disant ‘‘marginaux” avait une chance de se développer et devenir un exemple potentiel des plus menaçant pour ce monde sénile. Je note soit-disant ‘‘marginaux’’ parce qu’en effet la grande majorité des gens sont poussés aux marges de ce monde, qu’ils aient du travail ou non.

Malgré les angoisses et les méfiances, si nous devons avoir un futur qui ait un sens, une lutte pour casser les fausses divisions -que cette société maintient afin que les dirigeants puissent diriger-, doit se développer.

Tout ça c’est vital, urgent, pour que la France, et le reste du monde, ne tombe pas dans un échec pire que tout ce que nous avons connu jusqu’à maintenant. Dans le Royaume-Uni, l’écrasement presque absolu de toutes les perspectives révolutionnaires a eu un résultat désastreux sur les vies des pauvres et sur tous ceux qui s’évertuent à obtenir une nouvelle vie. La perte de conscience et de mémoire des traditions des luttes, solidarité et entraide de plus de 200 ans fut un désastre pour tous ceux qui en ont souffert. Partout le totalitarisme capitaliste paraît interdire de plus en plus la possibilité de s’opposer à cette totalité et de créer, par la même, des relations sociales différentes.

Partout où il y avait une communauté capable de résistance, il reste maintenant une carcasse vide dominée par la déchéance ; le comportement anti-social se ravitaille chez des zombis drogués par le crack et des bandes de jeunes vicieux et nihilistes qui insufflent la peur et la paranoïa dans la vie sociale, poussant les plus vulnérables hors des espaces où ils auraient pu auparavant maintenir réseaux et interactions sociales.

D’accord – tout ceci est un tableau exagérément désolant, mais même où les choses ne sont pas aussi mauvaises que ça, la menace tenace de telles invasions et détériorations produit sa propre méfiance et une étroite tension. Peu de gens croient même à la possibilité d’une amélioration qualitative à travers le changement social, même léger, qu’importe la tâche de créer une société radicalement différente.

Ce à quoi aspire le plus les gens est la perspective de travailler “comme des nègres” toute leur vie avec l’espoir d’avoir fini de payer leur crédit immobilier suffisamment tôt pour leur laisser assez d’épargne pour leur vieillesse; ou à l’impossible chance de gagner le Loto; ou seulement de réussir à accéder à suffisamment de standing pour se sentir un peu plus en sécurité, supérieur et/ou complaisant que ceux qui sont au-dessous de vous (sans vous débarrasser de l’insécurité plus profonde qui nourrit le besoin de se sentir supérieur). Ou seulement consacrer toute son énergie à grimper sur le dos des autres afin d’accéder à la gloire et la fortune comme célébrité et/ou homme/femme d’affaires. Ceci ne sont que quelques unes des misères déjà présentes, mais prêtes à être quantitativement et qualitativement étendues si la classe dominante française réussit à “Thatcheriser” définitivement le pays, ce qu’attend la grande majorité de la France.

Ceux qui reconnaissent ces contradictions fondamentales auraient essayer de communiquer cette reconnaissance à ceux qui essayent de combattre leur misère (en allant dans les cités, ou aux tribunaux des personnes arrêtées, malgré la crainte de la façon dont on pourrait être reçu, la méfiance ) , certainement pas pour prêcher une vérité fixe et banale comme celle des Léninistes condescendants qui ‘interviennent’ dans toutes les luttes avec l’espoir de faire des recrues, mais d’entrer dans un dialogue, de développer notre propre connaissance et de développer des actions possibles qui peuvent briser les séparations de ce monde. Nous savons que nous n’avons pas d’avenir dans ce monde marchandisé, ce Titanic qui dérive vers l’iceberg de la catastrophe absolue, qui détruit bien plus en 10 heures de normalité qu’en 10 jours d’émeutes. Peut-être avons-nous créé un nouveau monde dans nos cœurs et nos têtes mais ceci doit être transformé en actions pour que les ruines de cette vie malade ne nous ruinent pas complètement.

Publié en novembre 2005.

Je remercie C. sans laquelle cette traduction n’aurait pas existé

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