sur le subjectivisme & l’intellectualisme (1977)

QUELQUES REFLEXIONS sur le subjectivisme et l’intellectualisme à mettre en forme pdf

quelques réflexions sur le subjectlvisme & l’Intellectualisme, pour servir à la critique des séparations

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

par Joel Cornuault, février 1977

(les événements courants, volume 3)

« Quand quelqu’un décide de devenir révolutionnaire… il court le risque de rester simplement pro-situ s’il craint de faire partir toutes ses critiques de lui-même. Le résultat c’est qu’il devient incapable de critiquer quoi que ce soit pour la bonne raison que sa critique ne provient pas de sa passion de libérer sa propre vie quotidienne, de sa propre subjectivité,” (G. Rosenberg, C. Shutes, Disinterest Compounded Daily)

Pratiquer la théorie c’est donc partir de soi-même, de sa propre subjectivité. Mais le subjectivisme est une idéologisation sur l’essentiel : c’est la fausse revendication du désir, la revendication du désir apparent. Le subjectivisme veut la réalisation de la totalité des désirs actuels y compris les désirs misérables, ceux qui appartiennent au spectacle : « le moment de la subjectivation est le moment de la consommation spectaculaire moderne, y compris sa pseudo-alternative contre-culturelle ; c’est le moment de l’illusion de l’authenticité » (N. Bloch, Compte Rendu, 1976)

En récupérant un aspect de la théorie révolutionnaire — « je veux réaliser ma subjectivité, mes désirs seuls comptent, ils ne se discutent pas… », ce qui est exactement un genre de comportement qui a sa place dans le spectacle ultra-moderne et de plus en plus le fait fonctionner — le subjectiviste met dans un langage pseudo-subversif son rêve médiocre de vivre dans l’abondance de la facilité et de la tranquillité.

Il est l’individu de l’illusion par excellence parce qu’il n’a pas perdu l’illusion, banale mais essentielle à la survie du système, qu’il y a quelque part dans cette société un endroit où il « fait bon vivre », ou un statut social ou des gens qui pourraient l’y rendre heureux ; il est complètement colonisé par le spectacle, c’est-à-dire par l’organisation des apparences du bonheur.

Mais une fois grattée son extravagance de surface, le vernis insolite et cabotin de ses “désirs” et de sa “subjectivité”, le subjectiviste est toujours d’un conformisme affligeant dans ses goûts, ses mœurs et ses aspirations.

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L’humanité sera malheureuse tant qu’elle ne saura pas réaliser ses désirs réels – c’est pourquoi il faut être sans pitié avec les pseudo-désirs, les désirs d’apparence, les désirs apparents.

La confusion subjectiviste, et toute son idéologie à la suite, naissent de ce que les désirs viennent indistinctement à la conscience, alors qu’ils sont à la fois désirs authentiques et désirs apparents, désirs profonds et superficiels. Dans le conflit, des désirs contradictoires s’affrontent, le désir apparent n’a d’autre réalité que d’empêcher le désir authentique d’apparaître comme le désir réel et de chercher sa satisfaction. Quand le désir réel n’est pas réalisé, il donne naissance à de nouveaux désirs apparents, et la fuite en avant continue, l’individu accumule des dettes envers lui-même.

Il n’y a rien de plus facile – mais rien de plus insupportable en fin de compte – que de ne pas intervenir parmi ses désirs, c’est-à-dire de ne réaliser sans cesse que des désirs apparents, de les consommer. C’est la condition prolétarienne même, la condition subjective de la nouvelle pauvreté.

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Il ne s’agit donc pas de défendre n’importe quel aspect de la subjectivité, de laisser intacte la partie misérable de la subjectivité, qu’on l’appelle caractère ou ce que l’on veut.

La notion de « dissolution » du caractère, si elle a l’avantage d’indiquer qu’il y a un rapport de force dans l’individu lui-même entre la résignation et la révolution, est pourtant loin d’être satisfaisante.

L’idéologie de la dissolution du caractère sert d’appui à l’absence de critique pratique de la misère quotidienne et au maintien des contradictions. Il n’y aura jamais de révolution, et il n’y en aurait jamais eu, s’il fallait attendre que les gens dissolvent leur caractère avant de se mettre en marche.

La dissolution du caractère c’est la capacité qu’a, ou non, une personne de sortir vainqueur un moment donné d’une situation de double pouvoir, sa capacité de faire à ce moment-là le choix de la théorie, de la vérité, de la révolution.

Ce qu’on appelle dissolution n’a de permanence que pour autant que ces choix et ces moments sont renouvelés dans la vie. Les progrès que fait un individu sont une suite de ruptures approfondies avec le système et les équilibres qu’il tente chaque fois de rétablir. (Il est clair également que certains blocages caractériels sont définitivement détruits et que la lutte n’a donc plus à s’y exercer ; mais l’expérience montre qu’il ne s’agit pas toujours des blocages centraux.)

À côté de l’exigence d’une dissolution abstraite du caractère (exigence qui n’est qu’une parodie de cohérence et se résume le plus souvent à s’attaquer à ce que l’idéologie révolutionnaire désigne comme critiquable) le spectacle subjectiviste est plus ou moins explicitement sous-tendu par la croyance selon laquelle les gens n’ont pas de pouvoir sur leur subjectivité, qu’elle les domine comme une force étrangère. En fait, il faut comprendre cette mini-idéologie comme l’argumentation même du renoncement. C’est le désir de conquérir sa propre vie qui en est absent.

Seuls des gens qui nagent dans le spectacle de la révolution s’imaginent que le théoricien révolutionnaire ne rencontre aucune difficulté, aucune résistance en lui-même, qu’il a « dissous » son caractère magiquement. C’est un effet particulier de leur goût pour la facilité. Il est plus facile de s’imaginer le théoricien comme un Dieu qui vit radicalement sans problème car c’est ainsi justifier sa propre apathie devant la nature divine communiquée à ce héros pour qui les obstacles tombent miraculeusement.

Seulement au-delà de ces illusions, il n’y a justement aucun miracle. Ce que les subjectivistes ne veulent pas comprendre et, en fait, refusent d’en affronter les conséquences dans la vie, c’est que si l’affirmation du désir de vivre dans l’activité pratique critique est une source de joie — une « activité si souvent comique, absorbante, significative, euphorisante, amusante » comme dit K. Knabb — il faut aussi y livrer des batailles qui ne sont pas toujours les causes ou les objets des plaisirs immédiats qu’ils voudraient consommer dans cette activité quand ils l’admirent.

La critique de la vie quotidienne n’est pas à tous les coups si facile, et « pour exciter en soi la hardiesse et ôter la peur, il ne suffit pas d’en avoir la volonté, mais il faut s’appliquer à considérer les raisons, les objets ou les exemples qui persuadent que le péril n’est pas grand, qu’il y a toujours plus de sûreté en la défense qu’en la fuite, qu’on aura de la gloire et de la joie d’avoir vaincu, au lieu qu’on ne peut attendre que du regret et de la honte d’avoir fui. » (Descartes)

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« Il faut retrouver toute la vérité, et réexaminer toutes les oppositions entre les révolutionnaires, les possibilités négligées, sans être plus impressionnés par le fait que certains ont eu raison contre d’autres, ont dominé le mouvement, puisque nous savons qu’ils n’ont gagné qu’à l’intérieur d’un échec global. »

– Internationale Situationniste no 7

La théorie révolutionnaire a jusqu’à présent fait surtout la critique des aspects subjectivistes de l’idéologie, mais elle a trop négligé de mener la critique de sa misère diamétralement opposée : l’aspect intellectualiste de l’idéologie. Cette faiblesse n’était pas le fait du hasard mais elle est due à ce que le subjectivisme, dans sa naïveté, ses illusions et ses incohérences, est simplement plus visiblement critiquable. Ce qu’il faut maintenant critiquer c’est la tendance idéologique contraire qui a trouvé à se renforcer dans l’existence et le développement du subjectivisme implicite ou explicite d’une partie du “milieu” révolutionnaire.

Subjectivisme et intellectualisme ne peuvent être saisis que dans leur (fausse) opposition : le subjectiviste reproche pour l’essentiel à l’intellectualiste son manque de sensibilité – la théorie est froide, impersonnelle, cérébrale – et l’intellectualiste reproche au subjectiviste sa sensibilité, elle-même conçue comme cause de son absence de pensée, source de ses faiblesses, de son caractère.

Mais l’un et l’autre parlent d’une sensibilité et d’une pensée spectaculaires. Ils ne se critiquent pas, ils se reprochent simplement de ne pas être complices du même spectacle.

Si le subjectiviste cherche à se défendre contre la critique, l’intellectualiste au contraire, cherche à utiliser la critique même comme défense. C’est le rôle de théoricien qui commence (c’est très approximativement qu’on a parlé d’un « métier » de théoricien, puisque là où il y aurait métier, il n’y aurait plus de théorie. Les choix d’une carrière entrent aussitôt en contradiction avec ceux de la vérité pratique).

Au niveau individuel, l’intellectualisme est centralement un rôle défensif contre ses propres sentiments que l’intellectualiste voit comme de simples faiblesses. Il est hanté et tourmenté par la crainte d’être « pris en défaut »; le fétichisme de la cohérence le menace, c’est la cuirasse situationniste qui se forme : « Le « misérable sans théorie » confond la publicité de la misère avec le simple affichage de la misère. Il ne montre de la misère que la misère (…) Inversement le « théoricien sans misère » dissimule sa misère propre dans l’activité théorique. Le théoricien a à la fois peur et besoin de la misère des autres car il veut cacher la sienne. » (J. Pérès : Du côté du sujet)

L’intellectualiste est l’individu de l’inhibition de la misère qu’il voudrait faire passer pour son dépassement.

« Plutôt souffrir que montrer ma misère » est sa devise. Mais il oublie le travail qu’accomplit cette inhibition en lui et dans ses rapports sociaux. Les souffrances que l’on s’impose, on veut les faire payer aux autres ; c’est l’alpha et l’oméga de la tactique intellectualiste.

L’inhibition de l’aliénation est intéressée au même titre que son étalage l’une parce qu’elle cherche à se placer dans une position hiérarchique, l’autre parce qu’il organise sa fuite de l’autonomie.

Subjectivisme et intellectualisme naissent dans la crise même des vieux modèles hiérarchisés en tant que dernières résistances à leur dépassement. La pratique de la théorie est affirmation de soi sur le monde extérieur : mais la misère de la vie sociale du subjectiviste et de l’intellectualiste vient de ce que l’un ne peut s’affirmer qu’en niant chez autrui sa qualité d’individu autonome et pensant, tandis que l’autre ne peut s’affirmer qu’en niant chez autrui sa qualité d’individu amoureux et sensible.

Alors que le subjectiviste tend à constamment s’approprier les autres gens – notamment en identifiant sa propre misère à la leur et en créant ainsi des rapports purement affectifs avec eux –, l’intellectualiste cherche à constamment les rejeter – parce que notamment, tout rappel, par l’intermédiaire des autres, de sa sensibilité refoulée, lui est insupportable : c’est la distanciation parodiée, purement défensive et peureuse, la pseudo-critique pour résoudre des rapports complexes, dénouer des situations difficiles. L’un fait une idéologie de la réconciliation, l’autre de la séparation.

Ils se sentent tous deux menacés par leur propre refoulé qu’ils rencontrent incarné tout entier dans la personnalité de l’autre. Alors que le subjectiviste voit dans l’intellectualiste un monstre de rigidité et de dureté, celui-ci voit dans le premier un monstre de laisser-aller et de faiblesse.

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La petite mythologie que s’édifie l’intellectualiste vaut bien en bêtise celle du pro-situ ou du subjectiviste. Si un subjectiviste ne cesse de se décrire comme un être passionné et ultra-sensible, un intellectualiste s’enivre des images de la cohérence, de la stratégie, de la rigueur comme spectacles particuliers. L’aveu le plus vulgaire de sa mini-idéologie est à peu près la déclaration : « la vie est un jeu d’échecs. »

À ce spectacle de la pensée chez l’intellectualiste correspond le spectacle de la passion entretenu par le subjectiviste : bien qu’ils ne soient pas deux modèles absolus et toujours si nettement délimités, le subjectivisme est une tendance de la femme aliénée, alors que l’intellectualisme est une tendance de la masculinité.

Dans la séparation de l’homme et de la femme, la féminité aliénée, qui se complaît dans les images de la sensibilité/vulnérabilité, est renforcée par le rôle inverse de la masculinité qui se complaît dans le spectacle de la pensée et de la force.

La masculinité trouve donc un terrain où se développer dans le « milieu révolutionnaire » quand les rapports entre hommes sont conçus comme des rapports de “théoriciens”. Ils sont, comme dans les rapports masculins dominants, la cause et la conséquence d’une hostilité directe envers la femme, et une volonté de l’exclure de la connivence/rivalité qui marque la masculinité et qui est nécessaire au maintien d’un pouvoir de l’homme sur la femme.

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La théorie est inséparablement forme et contenu.

L’intellectualisme est un fétichisme de la forme, c’est-à-dire une forme privée de contenu ; c’est l’intelligence du but qui voudrait oublier qu’on ne combat pas l’aliénation par des moyens aliénés. Méprisant le contenu, il ne peut qu’être hostile à sa qualité.

Au contraire, et comme misère opposée, le subjectiviste ne voit que le contenu sans saisir la forme ; comme il est sans buts, seul lui importe le contenu immédiat. Ses jugements sont dominés par sa “faculté”, plus ou moins mystérieuse et mystique de “sentir” ou non les gens et les situations ; il est incapable d’aller au-delà de ses intuitions immédiates.

Alors que l’intellectualiste sacrifie le contenu vécu à la cohérence de sa forme, pour le subjectiviste la forme de la théorie est “froide” ; pour lui, seule la forme est critiquable. Il croit donc faire une véritable critique au projet d’une théorie révolutionnaire en lui reprochant d’être intellectuelle et non sensible.

Mais ce n’est que dans le spectacle – dominant ou révolutionnaire – que la pensée est comprise comme un obstacle à la sensibilité, et que la sensibilité est vue comme un manque de pensée.

La sensibilité et la pensée ne s’opposent pas ailleurs que dans l’idéologie : l’idéologue ne peut à la fois sentir et penser, connaître sa pensée comme activité sensible et sa sensibilité comme activité intelligente. Quand il commence à penser, il croit qu’il doit mettre sa sensibilité de côté, et quand il éprouve des sentiments il croit qu’il doit mettre sa pensée dans sa poche.

La théorie n’est rien d’autre que la réconciliation chez l’individu et dans sa pratique de sa sensibilité et de sa pensée, la fin de la pensée et de la sensibilité séparée.

Janvier-février 1977

 

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