la fenêtre fermée donnant sur une vie différente (2005/2011)

pdf: la fenêtre fermée

Traduit par “piter” de ce texte 

Translated by piter (2011) from a text written by me and Red Marriott (2005)

Mona burning

« Dans ce monde marchant la tête à l’envers dans lequel le travail mort vaut des millions plus que le travail vivant, la destruction…de la Joconde… aurait droit à un million de fois plus de titres de journaux que quelqu’un mourant banalement de froid sans nécessité. Bien sûr cette image de la destruction de la Joconde pourrait être, et est probablement, utilisé dans un contexte anti-artistique rebattus : l’art de la « destruction » de l’art (par contre, mettre Damien Hirst dans une cuve de formol serait une authentique innovation anti-artistique, au moins s’il était vivant avant que ne commence la réalisation d’un tel acte créatif). Moins probable serait l’utilisation du tableau de De Vinci devant une barricade, comme version possible de ce que Bakounine suggérait pendant le soulèvement de Dresde en 1849 pour retarder l’avance des armée de l’Etat et sauver des vies parmi les insurgés. En mai 1968 le Louvre ne fut jamais attaqué. Mais vous pouvez être sûr que l’accusation de philistinisme, pour ne pas dire folie, aurait été jetée contre ceux qui auraient osé détruire l’original de la Joconde, dont la valeur selon l’idéologie marchande est un million de fois plus élevé que n’importe quel individu interchangeable »

La culture est la marchandise qui nous vend l’économie marchande dans son ensemble. Malgré cela, la critique de l’art et de la culture a été très peu entreprise au sein des milieux révolutionnaires britanniques [ce texte est la traduction française d’un texte anglais]. C’est cette lacune que nous voulons contribuer à combler avec ce texte.

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Un prisonnier qui ne peut voir le ciel depuis sa cellule peut peindre sur un mur de celle-ci une scène représentant des oiseaux volant dans des nuages avec un fond bleu pour représenter le ciel. Dans la société dans son ensemble, l’art joue un rôle similaire ; ce qui nous est refusé et paraît inatteignable est représenté dans le cadre d’une peinture ou d’un écran de télévision.

Ainsi l’art/culture comme représentation de ce qui est réprimé fusionne avec la forme marchande, la forme même dont la domination a fait de cette créativité un fragment séparé de la vie.

Avec cette fusion, la publicité apparaît comme la forme la plus développée de l’art. Elle nous vante essentiellement les qualités positives du système marchand dans sa totalité, et pas seulement un produit particulier. L’augmentation des ventes d’un produit qui résulte de la publicité n’est pas aussi socialement importante que le fait que cette dernière vante avant tout la société dans laquelle nous vivons.

L’humour et l’inventivité créative du publicitaire camoufle son soutien fondamental à un système brutal. Les progrès du publicitaire sont le résultat inévitable de l’art et le meilleur indicateur de sa stupidité fondamentale, du fait que sa collaboration à ce monde pourri est plus grande que celle de n’importe qui n’est pas « officiellement créatif », politiciens et hommes d’affaires mis à part. Le fait que, par exemple, le surréalisme ait été intégré au publicitaire depuis plus de trente ans montre les limites de l’art même le meilleur.

L’art exprime la passion, la créativité et autres expériences étrangères au quotidien de la société bourgeoise. La contradiction inhérente à l’art consiste en ce qu’il renvoie à notre désir que ce qu’il exprime se réalise, mais que cela ne se fasse que d’une façon isolée et fragmentée, séparé de la vie quotidienne. Ce n’est plus la religion qui est « l’opium du peuple », et « le coeur d’un monde sans coeur » mais l’art et le spectacle culturel. L’art d’une vie dénuée d’art. C’est pourquoi, quand les circonstances le permettent, la religion s’organise aussi selon le dernier cri des technologies médiatiques, depuis le Télé-évangélisme soigneusement « marketé » jusqu’à des cérémonies religieuses toujours plus théâtralisées, en passant par les chaines de télévision et les radios islamiques, etc.[1]

[1] Dans certains des pays dit, « moins développés », l’islam utilise à la fois ses propres outils médiatiques et la censure pour résister à la domination des médias non religieux, mais la portée globale des télévisions satellitaires et d’internet rend cela de plus en plus difficile. C’est avec raisons qu’ils voient le spectacle culturel occidental véhiculé par les médias comme un clou supplémentaire dans le cercueil de leurs régimes brutaux. De la même façon que les pays « communistes » ont finalement été soumis aux réalités sans fard du marché global, les Etats islamiques finiront aussi probablement par accomplir une transition similaire vers un système plus « libre » de marché avec l’assouplissement de la censure et des valeurs morales qui l’accompagne, et par donner à tous la possibilité d’acheter (ou de vendre sa force de travail pour la majorité qui ne peut se permettre de ne pas le faire) tout ce qui est dans la limite de leur moyens (« par la grâce de dieu », bien entendu !). Mais nous ne prétendons pas (cela serait trop déterministe), que le modèle économique occidental serait l’inévitable étape suivante dans l’évolution de ces pays, et encore moins que cette évolution serait désirable. Nous savons qu’il n’y a pas de forme « pures » de gouvernement capitaliste moderne mais de multiples formes hybrides. Par exemple, la Chine.

2

La critique de la culture est la continuation de celles de la religion et de la philosophie, les trois sont des séparations et divisions du travail qui émergent avec certains développements des rapports de classes. Par culture [2] nous entendons ici les arts qui émergent avec le développement de la société de classes et ont toujours tendues à encourager une division entre artistes professionnels/spécialisés et consommateurs/spectateurs passifs (ce qui inclut aussi bien le sport que les différents arts). Nous disons que cela existait comme une tendance car la culture n’a pas toujours été aussi clairement séparée, en particulier ce qui est maintenant décrit rétrospectivement comme la culture existant parmi les secteurs les plus pauvres de la société des époques précédentes [3]. Le Japon, l’Arabie-Saoudite, et même la Grande-Bretagne avec sa monarchie et sa chambre des Lords, sont tous très influents à leur manière sur le plan de l’économie et de la politique mondiale ; mais tous gardent de forts éléments provenant de leur passé pré-capitaliste dans leur forme actuel de gouvernement et dans leurs structures sociales.

[2] Par culture nous n’entendons pas ici la totalité des moeurs et valeurs considérés comme acceptables au sein d’une société, et qui doivent aussi être critiqués pour leurs aspects répressifs. Les sociétés ont souvent en leurs sein des différentes cultures contradictoires bien que se recoupant généralement. D’une part les différentes cultures dominantes essaient de préserver et de reproduire, à la fois comme traditions et comme innovations, les principes et les valeurs hypocrites qui rendent la domination possible (le droit divin des rois à exercer leur règne ou le droit des cadres à diriger par exemple). Quelles que soient les caractéristiques respectives de ces cultures dominantes elles s’assurent essentiellement que la liberté reste un crime. D’autres part la culture fait partie des liens sociaux et coopérations qui rendent possibles pour les différents groupes ou classes opprimées la survie et la lutte contre les oppressions de la société de classes. Cette solidarité est une présupposition nécessaire à l’abolition de cette société. Mais ces cultures perpétuent aussi des habitudes oppressives et conservatrices qui vont avec une société de classes : façons de juger les comportements d’un point de vue hiérarchique, extérieur et préexistant aux individus qui partagent ces valeurs et coutumes, auxquelles ils doivent s’adapter et se soumettre. Mais aussi bien ce qui sera utile pour le futur que ce qui est un fardeau hérité du passé est contenu dans cette culture au quotidien dont nous héritons. Chaque « culture de résistance » émerge de cette base et dans une confrontation avec ses limites. Elles n’émergent que du fait de, et sous la forme d’une accumulation d’actes et de forces existant au quotidien qui s’accumulent pour former quelque chose qui sort de l’ordinaire. Il y a des aspects positif dans les traditions de ceux qui sont en bas de l’échelle sociale (tels que la confiance, le respect, des réseaux de solidarité pré-existant), et aussi des aspects répressifs qui entravent les luttes (hiérarchie, déférence, les loyautés rigides de types tribales ou propres à certains groupements ou cliques, le sexisme, etc.,) et qui doivent êtres confrontés et évalués par tous ceux qui sont impliqués dans ces luttes. Un approfondissement de ce tableau général nécessiterait d’être beaucoup plus concret et un examen de la façon dont tout cela se manifeste dans un mouvement social précis (par exemple le développement de la culture dans la révolution sud-africaine et la situation actuelle qui en résulte) ou dans les expériences particulières des auteurs et lecteurs de ce texte.

[3] Même dans la culture des débuts de la bourgeoisie ou antérieure cette division du travail n’était pas si marquée qu’elle l’est aujourd’hui : par exemple les pauvres assistaient (dans les places bon marché) aux opéras de Mozart et chantaient les airs connus. Si cela arrivait aujourd’hui cela serait un scandale, susceptible de donner un arrêt cardiaque à Pavarotti. Bien sûr l’opéra pourrait se réformer de cette façon, en se débarrassant des contraintes actuellement propre à la musique classique. Cette atmosphère étouffante ou chacun siège calmement et silencieusement, maintenant l’expérience émotionnelle comme quelque chose de purement intellectualisée, non-physique et non-sensuel. Cette répression convient à l’état émotionnel de la bourgeoisie qui de par ses conditions matérielle d’existence est contrainte de réprimer énormément ses émotions et sensations pour justifier son existence et en profiter. Cependant, il n’est pas inconcevable que se développe une sorte de communauté artificielle d’amateur d’opéras bon marchés en réaction à son élitisme trop flagrant, qui pourrait devenir un aiguillon à la musique classique un peu plus innovateur en pratique que le look « punk » de Nigel kennedy. Mais, comme toutes réformes, cela ne serait qu’un courant d’air frais momentané, un moment pendant lequel les audiences rock et classiques, de plus en plus similaires, mélangeant plus également émotions et intellectualisme, dans le même temps que le prix des concerts de musiques classiques diminuerait et celui des concerts de rock augmenterait. Les foules innocentes d’auditeurs d’opéras du XVIIème ne pourrait probablement pas être recrées, sauf sous la forme d’une pâle imitation, peut être avec la reprise et parodie de thèmes d’opéras du XVIIèmes. Cela à moins qu’une révolution fasse que les gens veuillent créer des opéras, et autres formes de musiques et de jeux, sous une forme non-marchande et plus ludique. Et même alors les participants ne seraient certainement pas aussi innocents.

Tout en disant que la religion, la philosophie et la culture sont des séparations qui proviennent de la division hiérarchique du travail nous ne pouvons nier certaines qualités, parfois excellentes, s’exprimant dans ces formes, nous devons aussi reconnaître leurs limitations, faiblesses, voire même horreur fondamentales (par exemple la philosophie grecque est née dans une société esclavagiste, ce que les philosophes, dans leur majorité, acceptaient comme allant de soi ; de même les cultures dominantes ont toujours justifiés les horreurs des sociétés de classes, le racisme étant l’un des aspects les plus évident de cette culture). La religion est liée au développement de hiérarchies sociales au sein des premières sociétés et à l’apparition d’une division au sein de la vie communautaire ou une caste de prêtres émerge comme intermédiaire entre les dieux et la société, avec parfois une esthétisation de sacrifices humains. L’art apparaît lié au développement de la magie, des outils et rituels liés à l’établissement de nouvelles relations que la société développe avec le reste de la nature. Avant cela il n’y avait pas dans les sociétés tribales de sphères séparées appelées « art » ou « culture », ces activités étaient à l’origine intégrées à l’ensemble des relations entre les hommes et avec la nature. Mais avec le développement de la société de classes, les fruits de l’exploitation profitent aux dirigeants et se crée une classe qui bénéficie d’un surplus de ressources et de temps disponible pour s’adonner à des activités non-essentielles. C’est ainsi que l’esthétique se développe en tant que pratique spécialisée comprenant aussi bien la production (la création artistique) que la consommation (le jugement esthétique). La même chose se produit concernant la production d’idées et autres processus intellectuels, conduisant à la philosophie.

...dazzlincolourcannocompensat
fodrearworld:
 thgreatnesoart
 appearathdusolife...

…des couleurs chatoyantes ne peuvent être une compensation pour un monde morne :
la grandeur de l’art apparaît au crépuscule de la vie….

3.

Le décoratif, l’utile & le laid

« En dépit du fait qu’il n’était de par sa profession qu’un simple paysans, on pouvait voir clairement d’après les petits paniers qu’il faisait que par son inclinaison profonde, c’était un artiste authentique et accompli. Chaque panier semblait comme couvert de décorations magnifiques, fleurs, papillons, oiseaux, écureuils, antilopes, tigres, et autres animaux sauvages. Mais ce qui était le plus impressionnant à propos de ces décorations qui étaient chacune comme une symphonie de couleurs, c’était qu’elles n’étaient pas peintes sur les paniers mais faisaient partie intégrante des paniers eux-mêmes. Filasse et fibres séchés de différentes couleurs étaient entremêlées de façon si intelligente- organiquement pourrait on même dire- que ces plaisantes décorations apparaissaient à l’intérieur comme à l’extérieur des paniers. Ces effets artistiques étaient obtenus non pas par peinture mais par tissage. Il accomplissait une telle performance sans même suivre aucune esquisse ni modèle. A mesure qu’il travaillait sur un de ces paniers, ces motifs apparaissaient comme par magie, et tant que le panier n’était pas complètement fini on ne pouvait percevoir ce que serait la décoration. » (B.Traven, The Assembly Line).

Ainsi que le remarquait William Morris, pendant une certaine période de la société féodale, les aspects utilitaires et décoratifs de l’artisanat se sont séparés en objets différents provenant de producteur différents, l’artisanat et la production artistique devenant ainsi des marchandises différentes, relevant de compétences différentes. C’est alors la fin de l’époque ou les artistes étaient en même temps des artisans et ou les artisans étaient en mêmes temps des artistes. Alors que les produits du travail intégraient souvent à leurs fonctions utilitaires des décorations et autres qualités artistiques, de nombreuses choses devinrent produites pour un usage, soit fonctionnel, soit esthétique. Le mode de production capitaliste a intégré une forme esthétique à la marchandise, qui valorise celui qui la possède, sans que cela ne participe au plaisir qu’il puisse y avoir a produire une telle marchandise, standardisée et produite en masse comme l’impose la concurrence du marché [4]. Ainsi l’esthétique bourgeoise exprime comme une vertu le résultat de la division du travail au sein de la société de classes entre ces éléments qui auparavant allaient ensemble. L’activité artistique reproduit ces valeurs esthétiques bourgeoises.

L’art émeut …expérimente… hypnotise….
…mais seulement quand « la vie » est
pétrifiée, routinière, endormie…

[4] Les exceptions sont l’artisanat dans les pays « développés » pour l’exclusive consommation aliénée des riches –et l’artisanat dans les régions moins développés ou l’absence de technologies modernes et/ou la pauvreté implique l’utilisation de méthodes plus traditionnelles. Mais mêmes alors la production artisanale prend une tournure moderne, par exemple le recyclage de canettes dans la production manuelle de jouets (avions, voitures, etc.) qui sont ensuite transportés vers les marchés des pays plus riches ou ils sont vendus au moins dix fois leur coût.

4.

La maladresse extrême de l’ultra-gauche

La gauche et l’ultra-gauche ignorent généralement la fonction répressive de la culture. Utilisant des catégories définissant les prolétaires uniquement comme des travailleurs, ils ne les conçoivent que comme des participants à la production – à l’opposé de la façon dont la plupart des travailleurs se pensent eux-mêmes. Leur ouvriérisme est aussi leur échec à saisir la vie prolétarienne dans sa totalité. Cela malgré le fait que de nos jours plus que jamais, les prolétaires se définissent eux-mêmes beaucoup plus par la façon dont ils agissent et consomment en dehors du travail que par le métier qu’ils exercent [5](sans même parler du fait que la majorité de la classe ouvrière n’est même pas directement salariée- enfants, femmes au foyer, chômeurs, retraités, etc.,). Lorsque la gauche ou l’ultra-gauche considèrent le travailleur en tant que consommateur c’est généralement d’une façon aussi condescendante que comme producteur : il s’agit de la convaincre de voir tel groupe, tel film, ou ne pas voir tel ou tel programme télévisé en lui donnant des critères « radicaux » de le faire. Comme dans les journaux ouvertement bourgeois il y a dans les journaux de gauche une page TV recommandant tel ou tel programme, des critiques de films, de livres, de disques, etc…Ces savants marxistes (ou quelque soit la façon dont ils se conçoivent) tendent à traiter de la culture comme d’une forme neutre, la « radicalité » ou non du message contenu étant le seul critère d’appréciation (ceci est particulièrement vrai pour la musique, la plus illusoire des marchandises « radicales »). Malgré leur fétichisation de la rigueur des catégories marxistes ils ignorent le fait que les formes culturelles dominantes sont aussi marchandes [6] et que le culte des célébrités est une manifestation supplémentaire des rapports hiérarchiques (une telle ignorance complaisante a même conduit un anarchiste à demander à un meeting de Reclaim the street si quelqu’un connaissait une célébrité qui pourrait venir parler à une de leur conférence, pour lui donner un statut médiatique afin d’« appâter le chalands», -ce sera finalement le comique Rob Newman qui sera sélectionné).

[5] Il ne s’agit pas de considérer les gens seulement selon la définition qu’ils donnent d’eux-mêmes : souvent les travailleurs essayent de mettre à l’écart ce qu’ils font pour survivre (et qui produit aussi leur aliénation), parce que c’est par leur consommation que beaucoup se considèrent comme des individus. Il est essentiel de comprendre la lutte contre cette société en terme non seulement de lutte contre sa production mais aussi contre sa consommation. C’est dans l’industrie de la culture que l’un et l’autre apparaissent le plus visiblement comme inséparables.

[6]Cela n’est qu’une partie d’un phénomène plus large d’avancées théoriques antérieures qui ne sont pas dépassées mais ignorées ; l’école de Francfort et les situationnistes, quelque soit leurs limites respectives, reconnurent la nécessité d’une critique de la culture et de la vie quotidienne. « A une époque qui a oublié la théorie, la théorie doit commencer par le souvenir…il y a une histoire qui se souvient et une histoire qui tire son origine d’un besoin d’oublier » (C.Lasch). Même parmi ceux qui font référence aux théories antérieures –pour apparaître cultivé- beaucoup ont battu retraite vers la grisaille d’une « objectivité » marxiste s’intéressant surtout aux « grandes questions théoriques » tout en traitant tout les événements du présent en leur appliquant automatiquement les vérités éternelles du communisme, mais en prenant soin de ne traiter que d’événement propre à l’arène politique bourgeoise, en se gardant bien de mettre en question leur propre rôle ou théories en théorisant leur limites. « L’objectivité, bien qu’en pratique aussi inatteignable que l’infini, est utile de la même manière, au moins comme un point fixe de référence théorique. » Mais ces marxistes oublient qu’au moins une tentative d’atteindre une « connaissance de sa propre subjectivité est nécessaire pour pouvoir contempler l’« objectif »… »(C.Hitchens, Orwell’s victory – même un vieux schnok bourgeois comme Hitchens est parfois capable de voir ce qui est évident). Un tel marxisme, en tant que doctrine intellectuelle, recherche la sécurité et la certitude des grandes généralités concernant la totalité de l’existence ; une attitude essentiellement religieuse. De cette façon il tend à fonctionner au moyen d’abstractions déterministes générales appliquées à tout les événements- mais évite les complexités et contradictions, plus difficiles mais nécessairement présentes, d’une situation spécifique qui pourraient aboutir à une conclusion qui aurait des conséquences significative- tel que le défi de mettre en oeuvre une activité véritable. Alors que la terminologie et les catégories que ce marxisme emploie sonnent radicales, leur usage est profondément conservateur –pris dans le même corset que le reste de la pensée bourgeoise. Nous non plus n’avons sans doute pas complètement échappé à cette impasse. Ce texte lui-même à été critiqué comme étant un peu abstrait, pas suffisamment concret ou précis, etc. c’est en partie vrai, mais de nos jours un tel sujet semblait nécessiter un tel traitement à un certain degré ; l’art et la culture en tant qu’éléments d’aliénation et de domination constitue souvent un angle mort pour ceux qui participent à l’élaboration de la théorie radicale. Une tentative d’énoncer les principes de base d’une critique de l’art et de la culture –comme partie essentielle de la théorie critique- peut donc être nécessaire à un renouveau de cette critique…ce n’est qu’une modeste contribution à un tel processus.De telles illusions à propos de la culture négligent complètement le processus de récupération [7] qui s’y déroule. La récupération culturelle est souvent si efficace qu’il devient facile d’oublier que ce qui a été récupéré a existé réellement auparavant dans sa forme originelle. Le capital a un besoin constant d’introduire des innovations et évolutions qui renouvellent le contenu et l’intérêt des formes et catégories de base de son marché concurrentiel. Tout ce qui émerge en dehors du marché de faon autonome, sous une forme non-marchand est une menace pour la société marchande et doit être supprimé ou intégré. Cela est vrai aussi bien dans les domaines de la culture que de la politique (les histoires très différentes du blues et du punk, ou du dadaïsme et du surréalisme, sont des exemples de ce processus).

[7] Par récupération nous entendons la façon dont la société bourgeoise limite les dégâts que lui inflige une critique ou une lutte en absorbant certains de ses aspects les plus limités pour en faire des marchandises ou idéologies pseudo « rebelles », « radicales » ou « révolutionnaires ».

5.

Thérapie artistique ?

Toute l’activité artistique actuelle n’a pas été complètement marchandisée- quand elle n’est pas faite pour avancer une carrière médiatique ou obtenir un certain statut social elle remplit souvent la fonction thérapeutique d’être amusante et créative pour elle-même, en dehors des motivations et besoins du marché. Cela fait partie de la recherche d’activités productrices agréables qui soient en dehors du travail imposé par les nécessités économiques. La « créativité » au travail est généralement, soit une sorte de débrouille improvisée du fait de la nécessité de trouver une alternative en cas de dysfonctionnement de la procédure normale, soit une sorte d’astuce marketing (design, publicité) visant à donner à un produit un avantage concurrentiel ; au mieux c’est le sentiment de satisfaction que peut apporter l’exercice de ses compétences, etc., même si elles sont appliquées à une tâche de peu d’intérêt ou d’utilité (au-delà de l’obtention du salaire …). Mais rien de tout cela n’approche la joie que pourraient procurer toutes les possibilités inhérentes à une création et reproduction consciente de notre vie et environnement collectif …possibilités qui existent quelque part hors des limites de cette société.

C’est le rôle économique et social de l’artiste en tant que célébrité et créateur spécialisé qui doit être attaqué, ainsi que les illusions que cela nourrit. Un mouvement révolutionnaire devrait essayer de retrouver l’unité perdue entre l’activité créatrice et la vie quotidienne- avec laquelle personne ne serait « artiste » mais chacun participerait collectivement à la reproduction d’un monde plein de sensualité et de beauté. Comme le disait Lautréamont « la poésie doit être faite par tout le monde- pas par un seul », et en étant faite par tous elle aura peu à voir avec la forme littéraire des poèmes et rien à voir avec le rôle du poète. En conséquence cela nécessitera aussi en dernier lieux le dépassement (autant que faire se peut) de la division entre le travail et le plaisir créatif. Pour William Morris : « …L’idéal du future ne pointe pas vers la réduction de l’énergie humaine par la réduction du travail à un minimum, mais vers une réduction de la souffrance au travail à un minimum, tellement infime que cela cessera d’être de la souffrance… » pour remplacer les impitoyables nécessités économique « la vraie motivation pour un travail agréable et utile sera le plaisir allant de pair avec le travail lui-même. » (The commonweal, 22 janvier 1889).

Morris pensait que dans une société communiste la présence d’une certaine qualité artistique dans le travail serait la mesure déterminant à quel point un travail serait agréable et donc aussi quel travail les gens choisirait d’exercer : « …le commerce, tel qu’on comprend le mot actuellement, prendra fin, et les montagnes de marchandises qui sont soit inutiles en elles-mêmes ou seulement utiles à des esclaves et propriétaires d’esclaves ne seront plus produites, et de nouveau l’art sera utilisé pour déterminer quelles choses sont utiles à produire et quelles autres ne le sont pas ; puisque rien ne doit être fait qui ne procure du plaisir à son créateur et à son utilisateur, et que le plaisir de créer doit apporter une dimension artistique au producteur…alors l’art sera utilisé pour déterminer ce qui est gaspillage et ce qui est utile en matière de travail… »(Art under plutocracy). Ce que Morris veut dire là selon nous correspond à ce que les Situationnistes appelleront plus tard « la réalisation et
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suppression de l’art ». A l’époque de Morris certains aspects de l’art participaient à la lutte contre ce monde, mais désormais ce que Morris attendait de l’art ne peut plus se formuler en termes artistiques. « Créativité » serait un terme plus approprié que « art », parce que la créativité ne nécessité pas d’être, et souvent n’est pas, spécialisée (nous ne sommes pas opposé dans l’absolu à certaines formes de spécialisations ; il s’agit plutôt d’être opposés à une soumission à la spécialisation qui enferme dans un certain rôle de spécialiste). Cela ne veut pas dire que le mot « créativité » n’est pas aussi susceptible d’être porteur d’une certaine prétention ou idéologie, mais, selon le contexte, il correspond au moins mieux à quelque chose dont chacun est capable.

Un art en évolution permanente ne peut être une compensation pour une vie monotone.

6.
Culture et vie quotidienne

« La culture est toujours l’endroit de la recherche de l’unité perdue, mais dans cette recherche, la culture en tant que sphère séparée a été obligée partiellement de se nier elle-même. Chaque personne contemple non seulement des objets et des images, mais aussi la totalité esthétique qu’elle a faite à partir de sa vie quotidienne. La personnalité est le nouveau moyen artistique. »
-Chris Shutes « Poverty of Berkeley Life », 1983.

Que de nombreuses formes de créativité n’aient pas un rapport direct avec le fait de faire du profit n’implique pas qu’elles soient automatiquement non-hiérarchiques, ni qu’elles ne relèvent de conceptions de la créativité qui soient définies de façon externe et en dernier lieu économique. Alors qu’un certain degré d’effort pour acquérir un degré de spécialisation et une certaine expérience sont peut être nécessaires pour jouer d’un instrument de musique ou créer quelque chose d’aspect agréable, c’est quand de telles spécialisations apparaissent comme quelque chose devant être mis sur un piédestal, comme quelque chose de discriminant positivement par rapport aux autres, comme un rôle, qu’elles perdent leur qualité positive de créativité socialement communicative. J’ai connu quelqu’un qui refusait la culture « muséale » et critiquait la marchandisation de l’art et créait de belles oeuvres qui n’était pas à vendre (au moins pas encore) ; il en avait fait des diapositives qu’il avait projeté sur ses murs au cours d’une fête qu’il donnait chez lui et qu’il changeait constamment, au point de rendre difficile toute conversation, les projections étant visuellement autant une distraction que peut l’être une grande télévision ou de la musique techno jouée fort. La fétichisation de cette forme particulière de « créativité » ne dominait pas directement comme force économique, mais n’en était cependant pas moins débilitante.

Un peu dans le même registre, il y a ceux qui se considèrent mieux qualifiés pour chanter ou jouer d’instruments lors de fêtes et en veulent à ceux qui s’essaient à chanter ou jouer parce qu’ils ne sont pas des spécialistes et sont moins habiles en la matière. Mais se rassembler pour chanter, jouer, battre la mesure ou danser en commun est bien plus plaisant, même si le résultat est moins « expert », que n’importe quelle représentation à laquelle on assiste dans une passivité empreinte de révérence. Prendre de telles spécialisations trop sérieusement solidifie un jugement hiérarchisant les individus selon leurs capacités à s’exprimer dans le cadre étriqué
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d’une créativité définie selon les canons propres à ces domaines spécialisés. Mais écouter n’importe qui sous l’effet de l’alcool chantant bruyamment et légèrement faux de stupides chansons discos est bien plus drôle que l’appréciation rigoureuse de la musique jouée par un très bon musicien.
Précisément parce que l’idéologie de la créativité peut servir de justification à presque n’importe quoi, il est très courant dans le milieu artistique, même s’il se vante d’être « au-dessus » du business, d’estomper la distinction entre l’amitié et l’intérêt en utilisant souvent les gens pour leurs relations et leur argent en dehors du cadre explicite de relations de travail (étoffer son réseau lors de fêtes par exemple)8. Après tout cela « facilite » le processus créatif ! Le processus de spécialisation apparaît souvent comme quelque chose extérieur au circuit financier, quelque chose que l’on développe durant le temps libre, cependant cela est souvent réalisé dans la perspective possible de gagner de l’argent en monnayant cette créativité. Bien entendu nous n’avons rien contre les gens qui vivent de leur musique ou de quelque forme de travail aliéné « artistique » quel qu’il soit- selon là où ils se situent dans la hiérarchie sociale ; mais c’est cette illusion de la « créativité » et l’abdication devant les limites de la spécialisation (une telle façon d’être « vivant » ne s’active que dans les moments ou l’on se donne en spectacle) qui rend la communication et les relations sociales entre artistes si conventionnels de nos jours. Par exemple les artistes de rues qui rêvent de « percer », tout en méprisant ceux qui sont « en dessous » d’eux -par exemple le mendiant qui ne crée rien et ne donne rien en échange de l’argent qu’on lui donne (alors pourtant qu’eux-mêmes peuvent en fait se montrer au moins aussi irritant dans l’exercice de leur art, comme peuvent l’être les mîmes imitant des statues qui bougent lentement, certains musiciens, etc..)9
8 Les professions « non-créatives» donnent aussi dans cette pratique de la construction intéressée d’un réseau. Les cours d’ « auto-développement » enseignent même cela comme «technique de sociabilité ! Aussi bien dans les professions artistiques que dans les autres la personnalité a été esthétisée comme moyen de « se vendre ».
9 Bien sûr, un mendiant n’est pas irritant de la même manière que l’est un artiste mimant une statue. Ce qui est pénible avec de tels artistes c’est la façon dont l’apparente mécanisation absolue de leur corps, se transformant en une sorte de mécanisme d’horlogerie ou en une sorte de répétition vidéo, devient une source de fascination. Dans le même temps la réduction du corps en mécanisme comme source d’amusement masque le fait que cette réduction est le lot de millions de travailleurs pour lesquels cela n’est pas du tout amusant. Et cette banale répression du corps, bizarrement exagérée par le mime, est le quotidien du public du mime ainsi que de tous les passants. Mais peut être ne devrions nous pas être si grave, après tout cela n’est que du spectacle…
Les mendiants qui vivent visiblement dans la rue, même les plus placides sont en partie considérés comme repoussant du fait de leur excentricité, au contraire du mime qui attire pour cette même raison, parce qu’ils ne se conforment en aucune manière au monde cohérent de l’apparence : ils sont « bizarres » en partie parce qu’ils s’habillent « mal » et leur bizarrerie n’est pas distrayante. Les mendiants ne sont pas devenus comme du théâtre de rue parce que leur relation à la rue est très différente- du moins jusqu’à maintenant. Si les mendiants sont irritants ce n’est pas seulement parce qu’ils sont parfois trop insistants et sentent plus mauvais que la plupart des gens. Les mendiants sont souvent irritants parce que l’on ressent envers eux des sentiments contradictoires- un mélange angoissant de culpabilité, pitié, tristesse et mépris, et même d’agression retenue. Cela viens en partie du fait que beaucoup d’entre eux représentent, sous sa forme la plus concentrée et choquante, le plus abject en nous-mêmes, de ce que nous pourrions devenir, et notre rejet des mendiants exprime le besoin que nous avons de tracer une ligne indiquant notre dignité. Le mendiant exprime de façon trop évidente la soumission qui est brutalement la règle dans cette société. Si le mendiant est méprisé c’est parce qu’il reflète de façon trop crue l’asservissement propre à nous tous. Les mendiants sont à la fois un aspect de nous-mêmes, de ce que l’on nous impose et contre quoi nous luttons, et un avertissement et même une menace de ce qui pourrait nous arriver.
Concernant les musiciens de rue, c’est une erreur courante de penser qu’ils sont au-dessus des mendiants, une minorité d’entre eux s’en sort financièrement, le reste ne gagne que le minimum leur permettant de survivre. Certains autres ne le font pas par obligation, mais d’en l’espoir d’être « découvert », ce qui reste presque toujours un mirage. D’autres voient cela comme une sorte d’entrainement rémunéré. Probablement encore moins de musiciens de rue que jamais peuvent faire de cela une source de rémunération à plein temps. Ils ne sont pas
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Autant en emporte le vent…
La moquerie, le sarcasme ou la farce, sont des exemples de créativité dérivée de relations sociales de pauvres qualités. Même si l’économie n’est pas une raison directe de leur développement, leur façon spontanée de s’exprimer à partir du milieu des années 80 a coïncidé avec une période d’intensification de la répression des luttes prolétariennes. Avant ces défaites, les moqueries étaient habituellement dirigées soit contre des représentants de l’autorité soit contre des personnes trop soumises à celles-ci, contre les formes les plus obtuses de naïveté ou juste contre des personnes pénibles dans leur insistances à se conduire de façon ennuyeuse. Elles étaient ciblées, portaient un message. Depuis les années 80 c’est de façon petit à petit plus indiscriminée que les gens s’en prennent ainsi à quelqu’un d’autre, en une sorte d’esthétisation de la guerre de chacun contre tous. Cela a toujours existé mais c’est devenu depuis cette période une forme particulièrement humiliante de « jeu créatif ». Ce jeu originairement subversif et ciblé de façon intelligente ayant perdu toutes ses raisons originairement anti-hiérarchiques d’être. La défaite de la classe ouvrière, en s’approfondissant, le retourna contre elle-même en l’appliquant de façon arbitraire et équivalente aussi bien contre les amis potentiels que contre les ennemis évidents, le but n’étant plus de changer les choses mais d’humilier la victime et de donner un sentiment de supériorité à celui qui en est à l’origine.
La transmission arbitraire de virus informatiques est une forme particulièrement spécialisée de cette culture, rendue encore plus inhumaine par la sécurité relative procurée par l’anonymat d’internet.
Autre exemple : cette nouvelle marchandise qui consiste à acheter la lecture par la célébrité de son choix d’un texte qui est envoyé sous forme de mini-vidéo sur le mobile du partenaire avec lequel on a décidé de rompre, comme « cadeau » de rupture : pas même besoin de lui dire en face. Une « créativité » impersonnelle auprès de laquelle un hiver ukrainien ressemble à la riviera…
Interpréter les interprètes
Il est vital de souligner qu’au sein des différentes formes culturelles (comme pour les différentes formes religieuses à l’époque pré-capitaliste) il y a toujours eu une révolte contre l’ordre existant- Blake, les romantiques, les dadaïstes, etc. Cependant, jusqu’au projet expérimental des situationnistes durant la décennie précédant 1968, ces mouvements ne sont jamais sorti de l’impasse de l’art. Ce qui était original chez ces derniers était que la théorie critiquant la société de la façon la plus radicale qui ait été se soit développée à partir d’une critique de la culture et de l’art. Venant de l’avant-garde de l’art, ils niaient leur propre position de spécialistes de la culture afin d’attaquer avec plus de cohérence les présuppositions de la culture, et par extension, le système social tout entier dont la base est la représentation de la vie s’opposant à la vie. C’est cela qu’ils appelèrent la « réalisation et dépassement/suppression de l’art ». Il s’agissait autrement dit de lutter afin de réaliser, dans le monde qui nous entoure, ce qui était une créativité séparée et purement imaginaire, tout en supprimant l’art en tant que spécialisation séparée. La reconnaissance du fait que la totalité de la vie ne pourrait être créative que si nous
l’échelons au dessus des mendiants, la plupart ne serait pas mendiants s’ils n’étaient pas musiciens de rue (même s’il faut ajouter que certains mendiants gagnent à peu près leur vie- bien sur pas autant que le prétendent les tabloïds- mais cela deviens probablement plus rare.).
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détruisions la forme marchande, dans laquelle le spectacle de la créativité est désormais une part intégrante, coïncida, à la fin des années soixante avec un assaut massif contre la société de classes qui conféra une signification pratique à ce qui semblait initialement une sorte d’étrange idée ésotérique intellectuellement nihiliste. Le désir de scandale, que l’art radical a toujours exprimé, se réalisait lui-même dans le désir le plus scandaleux de tous- la menace que les masses firent peser en mai 68 contre les oppresseurs essentiels de la créativité authentique, l’Etat et l’Economie.
« L’humanité ne sera heureuse que le jour ou le dernier bureaucrate sera pendu avec les tripes du dernier capitaliste » (graffiti à la Sorbonne en mai 1968).
Depuis cela, participer à l’Art a clairement été une façon de gagner autant d’argent que possible avec le moindre effort, une sorte d’escroquerie, et la prétention à l’originalité est ouvertement devenu guère plus qu’un coup marketing. D’où, afin d’essayer de cacher cette pauvreté fondamentale, le boom énorme dans le business de l’interprétation de l’art durant ces vingt dernières années- ces interprétations
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« radicales » sans fin, interprétation de quelque chose dans laquelle un gamin de 6 ans pourrait mettre autant d’énergie et d’idée.
Moins il y a de qualité intrinsèque dans une marchandise artistique plus l’interprétation doit convaincre le public que l’empereur Art a les habits les plus intéressants pour éclairer la fausse dichotomie exprimée au sein de la féminisation de la dysfonctionalitée structurelle sur la dissonance juxtaposée de la modernité extrinsèque désassemblant son prétexte pré-tonal ironique dans une distanciation critique de l’hypothèse originale, bla bla bla. Les « qualités » d’une oeuvre d’art existent seulement dans l’interprétation qui en est donnée : de cette manière on peut leur faire dire tout ce que l’on veut. Cela fonctionne un peu comme de la pub pour intellectuels : donner un « sens » à un produit insignifiant d’une façon qui donne l’impression que l’on est plus spécial que ceux qui regardent les pubs à la télé. Et cela augmente leur valeur en tant qu’investissement.
Plus on interprète comme significative, radicale, originale, une oeuvre d’art banale plus l’on peut se convaincre soi-même que l’on est significatif, radical, original, en valorisant la pertinence, la radicalité ou l’originalité de son jugement (comme consommateur) ou de sa créativité (comme producteur). Il ne s’agit pas d’une lutte pour comprendre le monde, la vie et la culture en essayant de les changer, de les subvertir, de remettre en question tout ce qui les concerne, mais d’une interprétation purement passive, comme l’est la philosophie. Cependant, plus l’on produit verbalement ou par écrit d’interprétation plus l’on peut se convaincre que l’on n’est pas purement passif en relation à l’oeuvre d’art. Mettre de côté tout dégout critique, approuver l’interprétation ou la valorisation des qualités innovantes d’installations ou autres, est une façon de se poser comme une intéressante personne créative, une façon de faire son auto-promotion, de montrer combien on est « moderne ». Il s’agit d’une esthétisation de l’intellect, de philosopher sans changer les choses mais en transformant par magie sa passivité devant une oeuvre d’art en une influence positive. Mais ne peuvent changer de cette manière que nos certitudes ainsi que la possibilité de se valoriser au travers elles.
Essentiellement, toutes ces interprétations approbatives, n’affirment qu’une chose : « Très peu de gens comprennent ce que tout cela veut dire ». Le fait que seuls les plus intelligents, sophistiqués, ésotériques et intellectuels, peuvent en proposer une interprétation apparemment claire ajoute à la rareté et à la valeur marchande d’une oeuvre d’art. Dans le monde de la haute finance de l’art, la spécialisation de l’interprétation est complice de celle qui a lieu aussi au sein de la finance. Inévitablement, dans un cercle aussi restreint, la pauvreté d’un tel art est masquée par sa valeur monétaire, l’interprétation accompagnant l’art sur le chemin des comptes en banques. Dans un monde dominé par le capital fictif, l’art est autant une escroquerie que l’est le trucage des comptes.
Sans doute un jour, un récupérateur post-moderniste ironique lira ceci et s’en inspirera pour produire une toile sur laquelle de longues interprétations seront écrites. Ou mieux encore, une grande toile sur laquelle sera écrit « Très peu de gens comprennent ce que tout cela veut dire ». Peut être cela a-t-il déjà été fait.
Ne dites pas « Art », dites « combien ça vaut » ?
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Dans le contexte d’une économie marchande, l’oeuvre d’art est la marchandisation du sens, de la prise de position et de l’expression. Elle les incarne dans un objet ou une activité commercialisable, le nom du producteur et l’idéologie interprétative allant avec ajoutant ou enlevant à sa valeur ou prix. L’art est le domaine de « créateurs uniques » spécialistes, la glorification de la division sociale hiérarchique du travail. Mais fétichiser le caractère unique de sa subjectivité revient à reconnaître sa faillite- nous sommes désormais tous les produits d’une époque uniforme d’expériences uniformes10- et l’artiste est condamné à toujours pousser plus loin son extrémisme pour impressionner le consommateur blasé : les récentes expositions dans des galeries britanniques mettant en scène la dissection publique de cadavres et la performance d’artistes chinois11 consistant à manger des bébés morts en est l’illustration, confirmant que si l’art est mort, il ne cesse pas pour autant de consommer son propre cadavre.
Jugement et faculté de juger : le goût moderne (et ancien)
Dans le même temps il y a un mouvement de dégout envers les fraudes de l’art moderne qui cependant n’arrive pas à saisir la nature de cet art qu’il critique et se réduit ainsi à n’être qu’une querelle superficielle sur le goût. L’exemple en est donné avec la dénonciation par l’ancien ministre des Arts Kim Howell du « n’importe quoi conceptuel ». De telles choses ne mènent à rien d’autres qu’à une mesquine réforme du spectacle de l’art, par exemple l’odieuse décision de Saatchi d’exposer…attention !… des peintures sur toiles dans des cadres rectangulaires !! « The triumph of painting », comme il appelle ça…ou le choc de la sélection de mai dernier pour le prix Turner ne contenant pas même un peu d’art « choc ». Il y a ainsi en quelque sorte une demande pour un retour vers quelque chose comme les anciens Maîtres, qui développaient leur habileté en de longues années dédiés à l’effort, l’imagination, le talent et le génie (et recourant généralement massivement au plagiat non avoué tout en le réprouvant vigoureusement en public) en réaction à toute la mode des requins en formol, lits défaits et autres tentatives d’horrifier (qui avaient perdus tout caractère scandaleux longtemps avant la naissance de ces artistes…). Ses partisans veulent un art élitiste- que cela ne soit pas quelque chose
10 Le tourisme en est un bon exemple : Le touriste très aventureux cherche des endroits ou le tourisme n’a pas encore pénétré- mais son arrivé condamne les endroits qu’il découvre à devenir peu de temps après de nouvelles destinations touristiques comme les autres. Mais la banalisation de l’espace à laquelle le tourisme contribue devient elle aussi de plus en plus malsaine : en Albanie quand la privatisation par le Club Med d’une baie incroyablement belle s’est heurtée à la protestation des villageois, qui considéraient que l’endroit leur appartenait, cela aboutit à l’envoi de 600 policiers. Ces derniers encerclèrent l’endroit, y pénétrèrent, avec snipers, gilets pare-balles et Kalachnikovs pour procéder à des arrestations et l’occupèrent. Un « tourisme » qui sonnent de la même manière que les américains prononcent « terrorisme ». Comme le disaient les femmes du village, qui avait résisté à l’armée allemande pendant la seconde guerre mondiale : « au moins les allemands ne s’en sont pas pris aux femmes », et en parlant des événements récents, « jusqu’à ma mort je me souviendrais des cris des femmes… ».
11 La situation de l’art chinois reflète les contradictions de la société chinoise en général. Le Parti Communiste dirigeant a toujours gardé un contrôle strict de toutes expressions idéologiques et artistiques (rétrospectivement les tièdes libéralisations occasionnelles semblent fonctionner comme un moyen de repérer les dissidents. Les artistes « officiels » allient la forme et le contenu dans leur rôle de propagandiste du gouvernement. L’avant-garde (dévoreuse de bébés) qui a émergé, désapprouvé par les tenants du statut quo et antagonistes à ses valeurs, mènent nécessairement une existence marginale. Alors que les traditionnalistes mettent leur art au service de l’Etat, les avant-gardistes mettent le leur au service du marché. Ses débouchés principaux- galeries et marchands- se trouvent à Hong Kong, au coeur de la nouvelle et florissante économie entrepreneuriale chinoise.
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que chacun puisse faire (s’il ne fallait pas lécher autant de culs pour pouvoir faire de l’argent avec, au moins). Ils veulent un meilleur spectacle de la créativité des autres – un nouveau Goya ou Van Gogh12- quelque chose qui éclairerait leur vie, capable de les émouvoir, qui les ferait se sentir sophistiqué de par leur goût.
Le goût est la nouvelle politique. Le goût est le nouveau sport. Pour certains connards prétentieux c’est le nouveau sexe.
Débattre des goûts différents, de ce que l’on aime ou pas à propos de tel ou tel élément culturel est de nos jours l’une des formes les plus courantes d’interaction. La majeure partie de ce qui passe pour la critique de tel ou tel élément de culture n’est qu’une bataille d’ego, un exercice insignifiant de « mes goûts sont meilleurs que les tiens » : une façon assez mesquine de juger les individus. Kenneth Clarke, l’ancien ministre conservateur, aime Charlie Parker. Adolf Hitler était végétarien. Nous aussi aimons Charlie Parker et les légumes- mais là n’est pas la question…Quand l’on est attaqué sur ses goûts on peut les défendre pour ne pas se sentir « dépassé » et « coupable »- mais il ya beaucoup de choses plus fondamentales, sensées et critiques à dire à propos de la consommation culturelle. Et quand quelqu’un dit qu’un film ou telle musique commercialisée est plus radicale ou plus fasciste qu’une autre, simplement de par leur contenu immédiat, cela dit très peu.
C’est avant tout le goût pour l’aventure, pour l’expérimentation et le progrès qui est écarté dans les batailles arrogantes sur les goûts en matière de consommation. Dans l’économie marchande, « aventure », « expérimentation » et « progrès » ne sont permis que mesurés sous forme monétaire, l’aventure devient le risque entrepreneurial, l’expérimentation devient « testons ce nouveau plan marketing » et le progrès deviens « j’ai gagné plus d’argent cette année que la précédente. ». Ou au mieux ils sont vus en terme de temps libre : l’aventure deviens le saut en parachute ou autres sports extrêmes, l’expérimentation devient « découvrons un endroit nouveau » et le progrès devient « je joue mieux au billard que l’an dernier ». Tout cela est très bien mais ce sont tout de même des définitions étroites de ces termes et, comme tous les loisirs, n’ont pas de conséquences sociales. Ce ne sont pas des aventures, expérimentations et progrès dans les relations sociales. Les débats sur les goûts en matière de consommation essayent de masquer cet échec fondamental en évitant des aventures et expérimentation qui soient plus profondes et la prise de
12 A l’âge de huit ans, Van Gogh détruisit une petite poterie d’éléphant qu’il avait fait ainsi qu’une curieuse image de chat qu’il avait peint parce que, dit il, on en faisait trop de foin. Les enfants ont souvent des instincts raisonnables, que les adultes, adaptés aux réalités economico-politiques, trouvent bizarres. Il semble qu’il ait été perturbé par le fait que sa créativité ait été traitée avec beaucoup trop de préciosité. Sans doute il aurait éprouvé la même envie de détruire son « portait du Dr Gachet » quand celui-ci aussi fut traité de façon beaucoup trop précieuse- se vendant pour plus de 80 millions de dollars il y a quelques années. Van Gogh ne s’est jamais adapté de façon adéquate aux réalités économiques, c’est pourquoi nous pensons qu’il aurait eu cette envie de détruire une création gratuite qui est devenue un incroyable investissement et à propos de laquelle on a fait une telle affaire, qui est devenue une suffocante distorsion de ce qui fut son intention d’origine. Une façon de prendre une revanche. Particulièrement puisque le Dr Gachet est la personne la plus responsable de son suicide à part Van Gogh lui-même, et n’avait pas trouvé son portrait conforme à ses notions conservatrices du goût esthétique correct- ne le montrant jamais et le cachant dans son grenier. Et spécialement par rapport à ce que Van Gogh aurait pu faire de 80 millions de dollars de son vivant (bien que cela aurait pu être pour lui une ruine encore plus rapide que ne l’a été la déception amoureuse et la folie qui en résulta). Pour Van Gogh peindre n’était pas un plan de carrière- il peignait pour exprimer ses sentiments et vraiment communiquer, un esprit complètement, et inévitablement, absent de nos jours dans le monde de l’art, que cela soit dans sa version cyniquement sinistre ou naïve.
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conscience du fait que, loin de progresser, nous régressons de plus en plus. Dans ce monde cynique toujours plus mesquin et basé sur notre défaite, affirmer ses goûts de consommateur semble une façon de briser cette mesquinerie et cette défaite, affirmant en apparence sa personnalité, soi-même, parce que s’affirmer d’une façon plus expérimentale semble être un risque trop grand.
Le goût importe peu- ce qui importe sont les relations sociales qui résultent de la fétichisation des marchandises culturelles et la façon, au sein d’époques différentes à la fois historiques et personnelles, dont la créativité et la communication sont détruites ou renforcées par des formes « culturelles ». Ce sont ces principes qui sont la base essentielle pour comprendre et juger la culture. Donc quand nous disons que nous n’aimons pas Salvador Dali ou John Lennon par exemple, cela n’a rien à voir avec le fait que nous aimons ou pas leur peinture ou musique.
Dans un monde où la morale est de plus en plus reconnue comme hypocrite et pétrifiée, le goût devient une alternative, une façon plus fluide, moins simpliste et plus subjective d’affirmer sa supériorité. Alors que la morale était répressive, le goût semble être expressif. Bien qu’une recherche personnelle de sens semble s’exprimer en terme de goût, le goût est en fin de compte une triste consolation du fait de ne pas être réellement créatif soi-même. Le goût semble être seulement expressif- n’allant jamais au-delà du fait d’être un commentaire en fond de la blessure grandissante au coeur de la vie quotidienne. Le goût n’est qu’un commentaire sur le pansement recouvrant cette blessure- et quel magnifique motif forme cette tache de sang…Le goût donne l’illusion de ne pas être passif- mais ne laisse pas plus de traces que la discussion sur ce que l’on a vu à la télé. Tout en étant dans une large mesure inévitable, il n’est pas la recherche d’une voie hors de la passivité. Et en fin de compte les goûts culturels deviennent une bataille hiérarchique, une justification subjective de la division du travail objective, une notion de supériorité tout autant évasive et invasive que la morale, une distorsion du désir aussi destructrice de l’individu que l’est la morale.
Nombreux sont ceux parmi ces consommateurs d’art qui participent à des débats de goût, souvent de façon anhistorique, mélangeant n’importe qui ayant produit de grandes « OEuvres d’art ». Pour eux c’est comme si toute les époques se mélangeaient en une et le « Génie créatif », au moins pour les arts visuels, manifestait ses qualités au travers de quelques rares individus pourvus de quelque habileté éternelle existant en dehors de toute influence historique. Comme si, dit autrement, quelqu’un pourrait de nos jours réaliser des peintures aussi bonnes que Goya, Van Gogh ou Henri Rousseau et que nous pourrions tous les admirer. Comme si les passions qui inspiraient les artistes des époques précédentes pourraient resurgir au sein de la société actuelle avec toutes les répressions dont elle est empreinte. Nous ne voulons pas dire que le capitalisme des 19èmes et début du vingtième siècle n’était pas aussi très claustrophobique. Mais à cette époque, si quelqu’un rompait d’une certaines manière avec certains de ses aspects, il était toujours possible de s’exprimer de façon originale au sein de l’art car la société était à un moindre degré envahie par des formes « imaginatives » extérieurement définies. De nos jours accepter ces formes est déjà un déni de toute passion authentique parce que ces formes nous colonisent comme jamais auparavant. L’« originalité » n’exprime rien de ressenti, d’humain ou d’individuel parce que les gens n’ont plus de coeur, d’humanité ou d’individualité. L’originalité n’est qu’une
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nouveauté faite pour distraire ou impressionner, le fait d’être différent pour le seul plaisir d’un amusement superficiel. Une vrai opposition à l’horreur que l’art moderne est devenu ne peut utiliser l’inspiration du passé qu’en regardant comment ses passions ont échouées à trouver un moyen d’exprimer la vie et l’expérimentation qui existait dans l’art. La spécialisation dans la création d’objets esthétiques ne cachait pas toujours la laideur du monde qui nous entoure mais exprimait un désir, souvent nourri dans les luttes, de parvenir d’une certaine manière à un dépassement de ce monde ; dans le même esprit (mais de façon différente) la spécialisation plus récente dans la création d’objets « laids » (par Man Ray, Duchamp, etc,.) était à l’origine une attaque, développée pour la première fois pendant les horreurs de la première guerre mondiale, contre ce même monde en décomposition qui rend maintenant si profitable de telles tactiques « choc ». C’est seulement sur la base de la reconnaissance de tels échecs que l’on peut aller au-delà des débats superficiels sur les goûts, au-delà du bien et du mal, et reconnaître ce qui était véritablement un désir radical aussi bien dans l’art moderne passé que- chacun à sa manière- dans Munch, Rousseau, Van Gogh, Turner, Blake, Goya et des milliers d’autres. Dans le même temps il y a souvent une forme servile et malsaine de respect pour ces « Grands » qui les mettent sur un piédestal inaccessible et sans comparaison possible avec nos propres vies. Les gens ignorent ce qui était non créatif dans la vie de ces « Grands », de même qu’ils dévaluent ce qui était ou est créatif, ou potentiellement créatif, dans leurs propres vies. Cette attitude d’humilité et d’admiration excessive refuse de reconnaître certains aspects des contradictions des grands dans leur propre histoire de créativité et de destruction ainsi que dans l’histoire de ceux qu’ils connaissent ou ont connus.
Toutes ces différentes formes et contenus de l’art propres à différentes périodes historiques ont été désormais transformés en différentes valeurs sur le marché de l’investissement. L’Art est très clairement devenu ce que Shakespeare disait de l’or : « l’or…rendra noir, le blanc ; escroquerie, l’honnête ; faux, le vrai ; commun, le noble ; vieux, le jeune ; couard, le vaillant » (Timon of Athen). L’Art n’est qu’un équivalent, une valeur d’échange –il excuse toutes les horreurs et idioties. Ce dégoût pour ce que l’art est devenu au cours des 70 dernières années, qui, ainsi que l’ont réalisé ceux qui ont suffisamment d’intégrité, est au-delà de la bataille des goûts et est un moment essentiel pour découvrir partout des possibilités de création destructrice.
La passion de la destruction est une passion créatrice.
De nos jours la destruction de musées est associé au pilage du musé de Bagdad en 2003, immédiatement après que la guerre en Irak ait cessée officiellement. La gauche voit cela comme une réponse folle à une guerre folle : beaucoup de ceux qui (à raison) s’opposèrent à la guerre furent (à tort) choqués par ce pillage13, comme si
13 Bien sûr, une partie de ces pillages était le fait de gangsters, une variété illégale de business, mais un refus intelligent de toute attitude moralisante devrait nous permettre de faire les distinctions nécessaires. Typiquement, les journalistes libéraux, toujours incapables de faire quelques distinctions que ce soit, ont fait l’amalgame entre les pillages de musées et ceux d’équipements médicaux appartenant aux hôpitaux, qui clairement étaient une attaque contre les pauvres. D’un autre côté il y a aussi une distinction que font la plupart des gens entre attaquer un musé d’art et attaquer un musée préservant un « héritage national ». Beaucoup de gens probablement ne s’émouvrait pas beaucoup de la destruction d’un musé d’art, mais plus nombreux sont ceux qui s’identifient avec un musé qui conserverait un « héritage national ». Pour un patriote, il y a une colonisation émotionnelle qui fait qu’ils s’identifient à ces trésors, au moins lorsque ceux-ci sont pillés. De tels musés sont faits pour conserver la
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les irakiens n’avaient pas de raisons désespérées mais valables de piller ces choses dans la mesure ou cela leur donnaient une chance de survivre un peu plus longtemps et mieux après des années d’attaques brutales de la part de Saddam Hussein, des Nations Unis, des USA et du Royaume-Uni. Ce pillage s’est révélé avoir été largement exagéré, mais quoi qu’il en soit nous n’avons de toute façon rien à reprocher aux pauvres qui ont volé de l’art afin de s’assurer leur survie. Comme le disait Karl Kraus, un libéral indépendant de la vieille école après la première guerre mondiale : « en une époque de désolation, être vraiment créatif serait d’avoir suffisamment de résolution pour couvrir la nudité d’un homme grelottant de froid avec la toile d’un Rembrandt ».
Dans ce monde marchant la tête à l’envers dans lequel le travail mort vaut des millions de fois plus que le travail vivant, la destruction d’un Rembrandt ou de la Joconde, comme dans l’image en début de ce texte, aurait droit à un million de fois plus de titres de journaux que quelqu’un mourant banalement de froid sans nécessité. Bien sûr cette image de la destruction de la Joconde pourrait être, et est probablement, utilisé dans un contexte anti-artistique rebattus : l’art de la « destruction » de l’art (par contre, mettre Damien Hirst dans une cuve de formol serait une authentique innovation anti-artistique, au moins s’il était vivant avant que ne commence la réalisation d’un tel acte créatif). Moins probable serait l’utilisation du tableau de De Vinci devant une barricade, comme version possible de ce que Bakounine suggérait pendant le soulèvement de Dresde en 1849 pour retarder l’avance des armée de l’Etat et sauver des vies parmi les insurgés. En mai 1968 le Louvre ne fut jamais attaqué. Mais vous pouvez être sûr que l’accusation de philistinisme, pour ne pas dire folie, aurait été jetée contre ceux qui auraient osé détruire l’original de la Joconde, dont la valeur selon l’idéologie marchande est un million de fois plus élevé que n’importe quel individu « interchangeable ». Ceux qui idéologisent l’art utilisent délibérément des équivalences simplistes et autres techniques d’amalgame pour essayer d’associer toute attaque contre l’art à la répression menée par les Etats fascistes, en comparant par exemple l’acte d’un individu à ce que les talibans ont fait aux statues bouddhistes. L’accusation de « philistinisme » est souvent jetée contre ceux qui dans le passé ont attaqué de l’art pour des raisons matérielles valables.
Nous n’avons aucun désir de proposer des recommandations : nous laissons cela aux gauchistes qui, parce qu’ils veulent décourager toute pensée ou activité autonome, savent toujours ce qui est le mieux pour nous. Et ceux qui demandent à savoir ce qu’ils devraient faire seront des proies faciles pour ces experts qui essaient de pourvoir en solutions positives.
Il vaut le coup cependant de mentionner quelques exemples de subversion créatives du passé qui font honte à tous ceux qui pensent que les formes artistiques peuvent être authentiquement rebelles.
mémoire d’un pays : que cette mémoire soit réduite aux monuments et artefacts en lesquels les relations sociales misérables dans lesquels ils ont été produits soient oubliés illustre combien cette mémoire est la mémoire autorisé par la classe dirigeante de la nation. Les gens sont censés oublier le fait que ces magnifiques « trésors » exposés, cachent, et implicitement justifient, l’exploitation brutale qui les a produites. Tout cela sert la perpétuation de cette histoire horrible dans le présent (le règne des choses sur les personnes, la fétichisation de « trésors » divorcés de leur usage, leur usage comme moyens de domination, etc.,) en nous hypnotisant avec une collection de productions fascinantes.
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En 1914, au commencement du premier des nombreux massacres barbares du 20ème siècle, Mary Richardson14, une suffragette de 14 ans, entra dans la National Gallery et déchira avec un hachoir la toile de Velazquez « la Venus de Rokeby », brisant ainsi par son geste l’atmosphère somnolente d’alors. Depuis le musé a restauré la peinture et officiellement nie qu’un tel événement ait jamais eu lieu : au nom de la préservation du passé, les musés passent sous silence beaucoup des meilleurs moments du passé. Dans le même temps l’accès aux archives qui sont consacrés est interdit à ceux qui les réclament. Soit disant qu’il s’agirait de « matériel classé » que le musé ne veut pas publier afin de ne pas « donner d’idée aux gens », les idées étant la dernière chose que la culture muséale veuille que les gens aie…Plus récemment un « producteur de théâtre »15 inconnu coupa la tête de Margaret Thatcher, malheureusement seulement sous forme de statue- un acte symbolique qui sans aucun doute plût à des millions de personnes. Néanmoins, des attaques de cette nature n’équivalent pas véritablement à une critique de l’art, mais sont plus des attaques politiques symboliques contre certains types d’art.
Dans les années soixante, un artiste dans une petite ville allemande invita tous les notables locaux au vernissage de son exposition. Alors que ceux-ci regardaient les tableaux, ces derniers se décomposèrent sous leurs yeux : l’artiste les avait recouverts d’un acide lent à agir. Les haut-parleurs de l’exposition annoncèrent alors : « veuillez évacuer le bâtiment, l’artiste vient de téléphoner pour dire qu’il avait laissé un dispositif incendiaire dans les lieux ». Alors que les dignitaires partaient, le bâtiment prit feu, et l’artiste prit la fuite.
En 1968, Valérie Solanas, auteur du manifeste « SCUM », qui critiquait de façon plutôt pertinente la culture, même si celle-ci y était caractérisée comme une culture
14 La réécriture officielle (aussi bien que féministe) de l’histoire des suffragettes se concentre toujours sur l’image de martyrs ou de victimes que nous avons du mouvement. : Femmes menottées à des rails, celle qui s’est jetée sous les sabots du cheval du roi, la très brutale alimentation de force des prisonnières suffragettes en grève de la faim. Ce qui est largement oublié est l’excellente violence que ces femmes exercèrent contre la propriété privée et contre certains aspects de la culture et de la religion au cours de ce mouvement : Mary Richardson elle-même fut emprisonnée en octobre 1913 pour avoir brulée une maison inoccupée, et fut, avec une autre femme, la première à être alimentée de force sous le « cat and mouse act » contre les grèves de la faim. En 1914, pendant les sept mois qui précédèrent une entrée en guerre très commode pour le gouvernement, trois châteaux écossais furent détruit par le feu en une seule nuit ; la bibliothèque Carnegie à Birmingham fut brulée ; le « Master Thornhill » de Romney à la galerie d’art de Birmingham fut déchiré par Bertha Ryland, fille d’un des premiers suffragiste ; le portrait par Carlyle de Millais dans la galerie nationale et un certain nombre d’autres tableaux furent attaqués, un dessin de Bartolozzi dans la galerie Doré complètement ruiné ; de nombreuses grandes demeures vides dans toutes les parties du pays ont été incendiées, y compris la demeure Redlynch, ou les dégâts ont été estimés à environ 400000 livres, sans doute plus d’un million en monnaie actuelle, peut être plus de trois millions. Des gares, des quais, des terrains sportifs, des entrepôts, ont été incendiés. Une bombe explosa dans l’abbaye de Westminster et dans l’Eglise de St George ou un vitrail fameux fut endommagé. Il y eut deux explosions à St John de Westminster et une dans St Martins in the Fields et une à Spurgeon’s Tabernacle. L’ancienne Eglise de Breadstall et l’ancienne Eglise de Wargrave furent détruites. Autant que nous le sachions personne ne fut blessé dans ces explosions et incendies. L’orgue de l’Albert Hall fut inondé, causant des dégâts d’une valeur de 2000 livres. On peut se demander si cette fureur, expressive comme elle le fut d’un mouvement social plus large, ne fut pas un facteur non seulement du déclenchement de la guerre (l’utilisation classique de la guerre et du nationalisme comme méthode servant à distraire de conflits internes) mais aussi de la défense par Emily Pankhurst de ce massacre, peut être en raison d’un accord avec l’Etat d’initier un suffrage féminin partiel contre sa loyauté ? On peut se le demander…
15 Nous mettons cela entre guillemets par ce que, pour ce que nous en savons, il aurait put être un étudiant ou un chômeur, mais cela sonne bien au tribunal de dire que son travail est « producteur de théâtre » même si l’on a juste produit une fois une pièce de théâtre de rue ; mais peut être était il réellement un producteur de théâtre.
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« mâle », tira sur Andy Warhol, le fade artiste qui déclara un jour qu’il aurait préféré être une machine plutôt qu’un être humain, le tuant presque.
A la fin des années soixante, un homme qui travaillait dans une usine Blackpool rock fût viré, mais pendant sa dernière semaine de travail il produisit plusieurs kilomètres de rocher avec les mots « fuck you » écrit en plein milieu. Bien qu’invendable à l’époque la culture de décomposition actuelle pourrait faire de ceux-ci un nouveau produit s’il était fabriqué officiellement.
En 1970, des radicaux, à l’époque enseignants à temps partiel en histoire de l’art, mirent le feu à une partie de l’Université des arts de Newcastle. Bien que jamais jugé pour avoir fait cela, l’un d’eux fut mis sur liste noire par le syndicat patronal, et ne pouvait même pas trouver un travail en usine après cela.
Dans le milieu des années 70 quelques personnes firent le tour d’une exposition à l’Université royale des arts près de l’Albert Hall et taguèrent des slogans anti-art sur les murs (« l’art est mort mais les étudiants sont nécrophiles », « l’art doit être vécu directement », etc.,). Quand l’un des gardes vint poliment leur demander ce qu’ils faisaient, ils lui répondirent : « Ceci est notre art- c’est une expérimentation. Nous venons et peignons sur les murs, ensuite d’autres viennent et peignent sur nos slogans, et ensuite nous répétons cela et ainsi de suite,… ». Le garde, vraiment perplexe s’en alla en disant, « je dois aller vérifier ça… ». Et le groupe pût s’enfuir par la bibliothèque.
Dans le milieu des années 80, une installation à la Hackney art gallery, subit une intrusion de nuit et les oeuvres d’art, dont une de l’obsessivement anti-situationniste Stewart Home, furent tagués de slogans radicaux tels que « Dada l’a déjà fait mais en mieux » ou « une branlette radicale de plus », et ceux qui firent cela pissèrent aussi sur des magazines d’Holme. L’installation dut fermer prématurément.
Depuis cette époque des gens ont régulièrement vandalisés des oeuvres d’art- le « Angel of the north » a été incendié lui aussi, et beaucoup d’autres oeuvres d’art ont été attaquées, mais rarement cela a été accompagné d’une raison clairement exprimée (la plus récente attaque- début septembre 2005- à été la destruction d’une peinture de Roy Liechtenstein par une allemande- pas autant WHAMM ! que RIP !). La plupart du temps il est clair que ces « vandales » n’aiment pas la prétention de l’art moderne ou sont dégoutés de la façon dont l’art est mis dans des espaces vert, ou aires de jeu de quartiers ouvriers sans le moindre respect pour l’endroit ou pour ceux qui y habitent. Bien sûr nous approuvons cela, cela va de soi. Mais lorsqu’il s’agit d’attaquer des formes plus classiques d’art, la société dominante (et beaucoup de ceux qui approuvent des attaques contre des formes plus modernes d’art) présente de telles attaques comme le fait de fous ou de bizarres excentriques. Par exemple, en juillet 2004 un homme qui attaqua des statues religieuses « précieuses » à Venise fut enfermé en hôpital psychiatrique. Tant que de telles personnes ne sauront pas trouver les mots pour exprimer la colère qu’ils ressentent contre l’objet de leur attaque, il est inévitable que la société dominante définisse à leur place leur action- comme « folle » ou « philistine ».
Ecrit entre le début et le milieu des années 2000.Traduit en français en 2011.
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PS :

Fountain copy

Section concernant l’attaque contre l’urinoir de Duchamp ajoutée le 16 janvier 2006 :
Récemment, le 6 janvier 2006, la « Fontaine » de Duchamp, un urinoir renversé, élue l’oeuvre d’art la plus influente du 20ème siècle par 500 des plus puissantes personnes dans le milieu de l’art britannique en décembre 2004, fut attaqué par un artiste auteur de performances, Pierre Pinoncelli.
La « Fontaine » originale, se vit refuser l’autorisation d’être exhibée en 1917 dans une exposition qui se présentait comme ouverte à tous, et a disparue depuis. En 1917 Duchamp fit « Fontaine » comme une provocation- une attaque contre la définition trop rigide de l’esthétique par le monde culturel dominant. En tant que telle c’était une oeuvre hautement originale et innovante, révolutionnaire même. Mais presque 50 ans après- en 1964, ayant tourné l’anti-art scandaleux lui-même en une forme acceptable d’oeuvre d’art, il en fit 8 répliques (c’est-à-dire, il acheta des urinoirs et les signa, comme l’original, « R.Mutt »). Ce qui est radical pour une époque est profondément conservateur et banal en une autre. De telle sorte que de nos jours même attaquer l’art moderne est une forme d’art. En 1999, deux artistes chinois, sautèrent sur « My bed » le lit défait de Tracey Emin, avec ses bouteilles vides, ses sous-vêtements sales et préservatifs utilisés, dans un spectacle à la Tate britain. L’année suivante les deux artistes urinèrent sur la version appartenant à la Tate modern de « Fontaine ». Ce qui est aliéné ici n’est pas le fait de pisser en prétendant faire de l’art, mais de vouloir être connus pour cela. Ils rendirent publique leur action en disant que Duchamp lui-même affirma que les artistes eux-mêmes définissent l’art (bien sûrs les « grands spécialistes » veulent délimiter et définir leur niche dans le marché). De telles attaques inoffensives contre l’art bénéficient de beaucoup de publicité précisément parce qu’elles sont présentées dans la perspective acceptable d’être de l’art. Alors que dans le passé, s’occuper d’oeuvres d’art sans rechercher la reconnaissance faisait partie de la « créativité subversive » dans la vie quotidienne, de nos jours la totalité de la vie quotidienne doit être spectacularisée, comme moyen d’auto-promotion d’ « individus créateur », comme moyen d’avancer sa carrière.
C’est aux artistes de définir l’art dit Duchamp, et l’acte de Pinoncelli a déjà été salué par de nombreux artistes « rebels » (des artistes qui transforment la rébellion en argent). Pinoncelli lui-même a toujours considéré ses actes comme de l’art, avec cependant une dimension de politique gauchiste, aspergeant André Malraux, le ministre de la culture de De Gaulle de peinture rouge en 1969, faisant un hold up dans une banque à Nice avec un faux pistolet pour protester contre la décision de Nice de se jumeler avec Le Cap alors que l’Afrique du Sud était toujours un régime
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d’apartheid, paradant hors du tribunal de Nice couvert de larges rayures jaunes pour rendre hommage aux juifs déportés etc. Sand aucun doute il est à la limite de l’art et de l’opposition à l’art, mais ne peut s’empêcher de se donner en spectacle. Cela montre qu’il n’est pas suffisant de seulement attaquer des oeuvres d’art- il faut aussi délibérément développer une critique de la spécialisation de la créativité, de sa transformation en marchandise. Certains pensent que l’art-performance dépasse la normalité de l’art marchandise parce qu’il est éphémère et non tangible. Cela impliquerait que seules les choses deviennent des marchandises, ce qui est faux de façon patente. Cela ignore aussi le fait que beaucoup de performances artistiques inspirent la publicité.
Apparemment Pinoncelli cassa un morceau de l’urinoir de Duchamp, qui bien que n’étant que l’une des huit répliques, est quand même évalué à près de 3 millions de livres. Cela illustre l’arbitraire quasiment absolu de la valeur d’échange- contrairement à ce qu’affirment les plus vulgaires des marxistes traditionnels, pour qui le prix d’une marchandise est déterminé par la quantité de travail nécessaire à le produire, et qui n’ont pour ainsi dire aucune connaissance de l’importance des effets de mode dans les milieux de l’art, qui ont d’ailleurs certaines similarités avec ce qui se passe avec les capitaux fictifs. Cela ne veut pas dire que cela n’est pas d’une certaine manière lié au travail- la valeur est vue dans la « conception mentale originaire » supposée d’une oeuvre d’art moderne, et non plus dans l’habileté manuelle traditionnelle, par exemple dans la peinture, sculpture, etc., le travail intellectuel est opposé à la dextérité manuelle, alors qu’auparavant il y avait une unité entre le concept et son exécution.
Peut être avons-nous été un peu ingrat envers Pinoncelli- peu de gens à 77 ans ont fait quelque chose d’aussi intéressant que lui. Il s’est vu infligé une amende de 214 000 euros assortis de trois mois de prison avec sursis. Brutal. Pinoncelli expliqua au tribunal qu’il avait attaqué l’oeuvre dans le même esprit absurde que celui de Duchamp quand il l’avait déclaré oeuvre d’art. « C’était un clin d’oeil au Dadaïsme », dit Pinoncelli au tribunal « je voulais rendre hommage à l’esprit Dada ». Le problème est qu’un esprit appartenant au passé, et qui a depuis longtemps été intégré au monde de l’art, n’a plus de relation avec les contradictions à l’oeuvre dans le monde actuel. En 1991, un autre artiste attaqua la statue de Michelange, « David » et en abîma un pied. Cet homme fut décrit comme « déséquilibré », probablement parce que, comme l’homme mentionné précédemment qui a attaqué une statue précieuse avec un marteau- qui fût lui aussi condamné à l’oubli au moyen de la psychologie- son attaque portait contre des formes traditionnelles et révérées de l’art bien que cela n’était pas explicite. Mais explicite ou non, de telles attaques contre l’art sont nécessairement vues comme un problème pour les spécialistes de la santé mentale, les non-créatifs spécialistes pour ce qui est de faire que les gens s’adaptent à une vie non-créative dans ce monde profondément déséquilibré, spécialistes pour détruire les gens avec un vocabulaire psychologique sophistiqué masquant des relations sociales destructrices.
Lecture recommandée : The Revolution Of Modern Art And The Modern Art Of Revolution – écrit entre autres par certains membres exclus de la section anglaise de l’Internationale situationniste.

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